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KOURROGLOU.

rai la moitié de mon pouvoir ; s’il dit : « Ce n’est pas assez, » je lui donnerai la moitié de mes richesses ; et si cela même ne le contente pas, j’ai sept filles, il aura la liberté de choisir la plus belle pour sa femme. Va, et fais proclamer à son de trompe, dans la direction des quatre vents, à tous les camps de notre tribu, l’ordre suivant : « Qu’il soit bey ou mendiant, vieux ou jeune, il sera mon gendre celui qui m’amènera Kyrat. »

Il y avait dans la tribu de Haniss un certain marmiton nommé Hamza, dont la tête et les sourcils étaient chauves, et qui était marqué de petite vérole. Cet homme, ayant entendu la proclamation, accourut auprès du vizir nu-pieds et à peine vêtu. « Que proclame-t-on ainsi, vizir ? — Qu’est-ce que cela te fait, à toi, vilaine tête chauve ? — Je demande seulement de quoi il s’agit ? » Le vizir le mit au fait, et ajouta : « L’homme qui réussira sera riche. — Qu’ai-je besoin d’argent ? dit Hamza ; douze livres d’écorce de melon d’eau que l’on me donne à manger chaque jour dans les cuisines suffisent à mon appétit. » Le pacha promet de partager son pouvoir et ses richesses, et de donner l’une de ses sept filles pour femme à celui qui lui amènera Kyrat. Aussitôt Hamza dressa les oreilles. « Vizir, j’ai vu les sept filles du pacha ; mais s’il consentait à me donner la plus jeune… — Celui qui amènera le cheval aura le droit de choisir. » Hamza se frappa la poitrine avec ses deux mains, et dit : « Regarde-moi, regarde-moi ; je suis l’homme qui choisira. — En vérité ? dis-moi comment, par exemple. — Le pacha aura Kyrat ; mais il faut que tu me conduises d’abord en sa présence. » Le vizir pensa : depuis tant de jours que nous faisons publier cette proclamation, il ne s’est encore trouvé personne qui voulût en profiter. Voici le premier et le dernier ; il faut le faire voir au pacha.

Hamza fut introduit devant le pacha. « Est-ce toi, pauvre tête fêlée, qui as promis de m’amener Kyrat ? — Moi-même ; mais que me donneras-tu pour cela, pacha ? — Je te donnerai la moitié de mes richesses. — Je n’ai pas besoin de richesses. — Je te donnerai la moitié de mon pouvoir. — Je n’ai pas besoin de ton pouvoir ; qu’en ferais-je ? — Tu choisiras celle de mes filles que tu voudras. — Pacha, je ne puis croire à tes paroles. — Que puis-je faire de plus pour te convaincre ? — Jure, en baisant le Koran, que, dans le cas où tu violerais ta parole, tu divorceras d’avec chacune de tes sept femmes. » Le pacha en fit le serment. Hamza lui dit : « Je suis depuis longtemps amoureux de la plus jeune de tes filles ; si je perds la vie dans cette expédition, je n’en aurai nul regret ; si, au contraire, je ramène le cheval, j’aurai ta fille. » Le pacha dit : « Tu l’auras ; » et il baisa le Koran.

Hamza partit en hâte pour Chamly-Bill, où l’arrivée d’un pauvre diable comme lui fut à peine remarquée. Après un mois de séjour dans ce lieu, il pensa dans son cœur : « Tâchons de pêcher Daly-Ahmed avec l’hameçon de l’amitié. Je trouverai peut-être ainsi moyen de m’introduire dans l’écurie. » Il entra alors dans la cour de l’écurie avec circonspection et à pas lents. Après avoir déchiré sa chemise sur sa poitrine, il ramassa un tas de fumier ; et, se jetant dessus, il se mit à pleurer et à gémir à haute voix. Les larmes coulaient de ses yeux comme la pluie d’un nuage. Daly-Mehter, écuyer de Kourroglou, passait justement de ce côté ; il vit un malheureux, tout nu et en larmes, assis sur ce tas de fumier. Son cœur fut ému de pitié. Tout le monde sait que les fous[1] sont très-portés à la pitié : « Pourquoi cries-tu ainsi, tête chauve ? » Hamza répondit : « Puissé-je devenir ton esclave ! Je suis orphelin et étranger ; grâce à la laideur de mon front chauve, personne ne veut me prendre à son service. Je désirerais pourtant trouver un maître qui pût me donner un morceau de pain. » Daly-Mehter pensa : « Tout le monde vit du pain de Kourroglou ; je prendrai cet homme à l’écurie, et je le nourrirai. » Pour commencer, il releva ses manches jusqu’au coude ; et, remplissant un vase d’eau chaude, il lava la tête d’Hamza, et, l’ayant nettoyé entièrement, il lui donna ses vieux habits pour se vêtir. Hamza le chauve montra tant de zèle et d’habileté dans son service, que la raison de Daly-Mehter lui échappait d’étonnement. Un des deux meilleurs chevaux de cette écurie était Kyrat, qui était attaché, par une jambe, à une chaîne dont Kourroglou portait toujours la clef dans sa poche. L’autre, monté habituellement par Ayvaz, se nommait Durrat. Ce cheval était aussi attaché séparément, et la clef de son cadenas était dans la poche de Daly-Mehter.

Toutes ces circonstances furent bientôt connues de Hamza, qui commença à désespérer de pouvoir jamais s’emparer de Kyrat. Kourroglou vint un jour à l’écurie, et trouva Daly-Mehter endormi. Il regarda, et vit un misérable en guenilles et à tête pelée, qui étrillait Kyrat avec une brosse et un morceau de drap. Kourroglou et Hamza ne s’étaient jamais vus auparavant. Kyrat était tendu comme un arc, sous la pression de la puissante main de Hamza ; et sa robe était toute luisante, par le fait de son excellent pansement. Kourroglou trembla de toutes ses jambes, et pensa dans son cœur : « L’homme sous le bras duquel Kyrat est plié ainsi ne peut pas être un homme ordinaire. » Il cria : « Chien pelé, tu vas emporter la peau du cheval : est-ce là la manière de l’étriller ? » Hamza prit un gros marteau de fer dans une niche, et, le levant sur Kourroglou, il cria : « Que viens-tu faire dans cette écurie ? Va-t’en, vagabond. » Car, il lui avait été enjoint par Daly-Mehter de ne permettre à personne d’entrer dans l’écurie. Kourroglou dit : « Fou, comment oses-tulever ta main sur moi ? » Daly-Mehter fut tiré de son sommeil par ce bruit. Il se releva, et salua son maître : « Quel est cet homme que tu as engagé à mon service ? — Puissé-je devenir ta victime ! Des milliers de gens vivent de ton pain. Cette tête chauve est très-habile et très-adroite, et peut, aussi bien que tant d’autres, profiter de tes largesses. — Je ne refuse mon pain à personne ; qu’il en mange autant qu’il voudra ; mais, à juger de ses jambes et de toute son allure, je n’attends rien de bon de lui ; il a l’air d’un voleur de chevaux. — Oh ! non, seigneur ; s’il était de fer, on ne pourrait faire plus de cinq aiguilles de ce pauvre diable ! »

Hamza comprit alors que c’était là Kourroglou, il jeta son marteau à terre, et, dans sa terreur, il courut se cacher sous le bât d’une mule. Kourroglou, avant de quitter l’écurie, dit à Daly-Mehter : « Attache toujours un œil vigilant sur mon cheval ; ne donne ta confiance à personne. » Il ne poussa pas plus loin cette enquête.

Plus Hamza restait attaché à l’écurie, plus il reconnaissait l’impossibilité de voler Kyrat. Il dit donc dans son cœur : « Si ce n’est Kyrat, ce sera au moins Durrat. Le premier est père du second, et sa mère était une jument arabe. Hassan-Pacha ne les a jamais vus ni l’un ni l’autre : il me croira, il me donnera sa fille ; et s’il arrive jamais à connaître la vérité, il ne me l’ôtera pas, après que je l’aurai épousée. »

Pendant la nuit il apprêta la selle de Durrat et tous les harnais qui en dépendaient. Daly-Mehter était ivre quand il revint du palais de Kourroglou, et voyant que Hamza pleurait amèrement, le visage appuyé sur ses mains, comme s’il était devenu veuf, il demanda : « Qu’as-tu, Hamza ? — Seigneur, comment puis-je m’empêcher de pleurer ? Chaque nuit tu vas avec Kourroglou boire du vin rouge, et tu ne t’es jamais dit : Apportons-en quelques gouttes au pauvre orphelin. Hélas ! qu’est-ce que cela, du vin ? je n’en ai jamais vu. Est-ce doux ou acide ? »

Daly-Mehter se leva, prit le bidon de l’écurie, et s’en fut au cellier de Kourroglou. Ayant rempli le bidon, il le rapporta, le mit devant Hamza et lui dit : « Bois, tête chauve. » Hamza remplit un vase jusqu’au bord, et le tendit à Daly-Mehter. « Seigneur, essaie le premier ; que je voie comment tu bois. » Daly-Mehter vida le vase jusqu’à la dernière goutte, et dit : « Voici la manière de boire. » Hamza remplit le vase à son tour, et l’ayant approché de ses lèvres, il donna une secousse si adroite, qu’il répandit tout le breuvage par-dessus son épaule, sans que Daly-Mehter s’en aperçût. De cette manière, il grisa si bien l’écuyer, que ce dernier à la fin tomba comme mort sur le plancher. Hamza dit dans son cœur : « Il

  1. Par allusion à la signification littérale du mot daly, fou, tête faible.