Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1853.djvu/313

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
20
KOURROGLOU.

— Je vous jure que je vous ferai payer, dit Kourroglou, et, en attendant, pour lui marquer votre mécontentement, vous devez abandonner vos postes, et vous refuser à escorter la princesse. »

Ayant donné cet avis charitable, le fourbe retourne chez sa vieille hôtesse, et va ensuite acheter au bazar un beau poulain de trois ans, le ramène à l’étable, prépare lui-même la selle, et, au lever du soleil, en entendant les trompettes sonner pour annoncer une promenade de la princesse hors la ville, il paie magnifiquement sa vieille, lui conseille de se cacher afin de n’être point persécutée à cause de lui, et monté sur Kyrat, suivi par le poulain attaché à son étrier, il s’en va sur la route attendre Nighara, qui bientôt arrive dans son chariot. Il l’enlève des bras de ses femmes, la met en croupe et s’enfuit avec elle dans le désert. Là, tombant de fatigue, il s’étend sur le gazon et cède au sommeil. La princesse lui demande s’il compte dormir longtemps. « Mon sommeil est de deux sortes, lui dit-il. Le plus court est de trois journées, le plus long est de sept journées. Mais écoute, ma bien-aimée. Kyrat a le don de pressentir l’approche de mes ennemis. Quand l’ennemi se met en route pour me poursuivre, Kyrat hennit ; quand l’ennemi est à moitié chemin, Kyrat devient inquiet et souffle avec ses narines ; quand l’ennemi est tout près de se montrer, Kyrat gratte la terre et l’écume lui vient à la bouche. » La princesse se plaint vainement du long somme dont son amant la menace en plein désert et au milieu des dangers. Il faut que Kourroglou dorme ou qu’il périsse ; à cette robuste organisation il faut un repos semblable à celui de la mort. Elle examine Kyrat avec inquiétude, et quand elle a vu signaler le départ et la marche de l’ennemi, quand elle a remarqué ses sabots grattant la terre et sa bouche couverte d’écume, elle éveille Kourroglou, ainsi qu’elle a été avertie par lui de le faire. Aussitôt il se lève, rattache les sangles de son coursier, fait monter Nighara sur l’autre, et attend de pied ferme le jeune sultan Burji, qui accourt à la délivrance de sa sœur Nighara. Kourroglou, par ses terribles chansons, porte l’épouvante dans le cœur des guerriers du prince, et bientôt, s’élançant au milieu d’eux, il les disperse comme un troupeau de gazelles. Mais Burji-Sultan, résolu à reconquérir sa sœur, s’élance seul contre lui. « Que faire ? dit Kourroglou dans son cœur ; si je tue le frère de ma bien-aimée, elle ne me le pardonnera jamais et remplira ma vie d’amertume. » Nighara se prend à pleurer. « Ô Kourroglou ! je n’ai qu’un frère, ne le tue pas. — Mon amie, ne crains rien, » dit Kourroglou. Et, s’adressant au prince : « Le chef de tes écuries ne gagne pas le pain qu’il mange ; il n’a pas seulement serré les sangles de ton cheval. Je t’avertis que tu roules sur ta selle. Descends et raccourcis tes sangles, tu combattras ensuite contre moi. »

Le Turc crédule descend pour arranger sa selle. Pendant ce temps, Kourroglou s’approche avec précaution, le renverse, s’assied sur lui et feint de vouloir le tuer. Burji pleure et se lamente : « Le sultan mon père n’avait qu’une fille et un fils ; tu enlèves l’une, tu vas tuer l’autre. Toute la famille va être éteinte. — Je t’accorde la vie à condition que tu me donnes ta sœur en mariage. Je suis aussi savant qu’un mollah ; j’ai lu les sept volumes des commentaires arabes sur le Koran ; je sais par cœur toutes les formules usitées dans les mariages. » Le prince prononce avec lui la prière nuptiale consacrée par le Koran, et lui accorde sa sœur. Kourroglou le relève, l’embrasse au front, et lui dit : « Désormais, au nom et par l’autorité du sultan Murad ton père, je gouverne et règne à Chamly-Bill. Où aurait-il trouvé un meilleur parti pour sa fille ? »

En continuant leur route vers Chamly-Bill, Kourroglou et Nighara traversent encore quelques aventures. Ils pénètrent dans le camp d’un jeune Européen qui tombe amoureux de Nighara, et veut l’enlever à son époux. Kourroglou est forcé de détruire sa suite et de piller ses trésors ; il est même au moment de le tuer pour lui apprendre à vivre, lorsque Nighara, touchée de l’amour de ce jeune homme, le fait sauver, et menace Kourroglou d’avaler un poison mortel caché dans l’anneau qu’elle porte au doigt s’il n’abandonne pas sa poursuite. Kourroglou se soumet, et continue son voyage avec elle. Nighara montait à cheval aussi bien que lui-même, et pouvait fournir une course aussi hardie, aussi rapide que la sienne. Ils surprirent une caravane, se firent payer une riche redevance, et là, encore, Nighara obtint grâce de la vie pour le marchand.

Elle blâmait beaucoup son époux de commettre toutes ces violences. Il lui répondit avec la franchise d’un honnête Turcoman : Je ne laboure ni ne trafique ; il faut donc que je vole. L’argument était sans réplique. Enfin ils atteignent les portes de Chamly-Bill. Les brigands vinrent à leur rencontre avec des acclamations, des chants et des décharges de mousqueterie. « Guerrier, dit la princesse à Kourroglou, lequel d’entre eux est Ayvaz ? Montre-le-moi.

Improvisation de Kourroglou :

« Regarde ici, mon cher amour : ce cavalier est Ayvaz. Regarde-le, et préserve mon âme du lit de feu de la jalousie. Regarde, voilà Ayvaz ; mais ne tombe point amoureuse de lui. Dans sa main étincelle un bouclier hezzare. Le miel de l’éloquence est sur sa langue ; et la ligne du pinceau de la main du Tout-Puissant est sur l’arc de ses sourcils. Regarde ; mais n’en tombe pas amoureuse. Ce n’est qu’un garçon de quatorze ans. Une plume de grue est sur sa tête. Ce cavalier est Ayvaz, oui, Ayvaz lui-même. »

Il présenta alors son épouse à ses compagnons en leur disant : « Nous devons tous l’honorer, elle est la fille du sultan de Turquie ; » et Nighara s’étant assise sur le seuil de la porte de la forteresse, les sept cent soixante-dix-sept cavaliers de la garde sacrée de Kourroglou se prosternèrent devant elle. « Ô Dieu ! s’écria Kourroglou, sois béni et ton nom glorifié ! Je dois à ta seule bonté d’avoir réalisé mes plus chères espérances ! » Il frappa les cordes de sa guitare et chanta ainsi :

« Les nuages de l’adversité ont été dissipés par la foi de Kourroglou. Ils se sont évanouis comme la brume du matin. Voici mon Ayvaz. »

Nighara fit son entrée couchée sur les riches coussins d’un palanquin d’honneur. Toutes les femmes et toutes les esclaves de Kourroglou vinrent à sa rencontre, et l’introduisirent respectueusement dans le harem. Belly-Ahmed fut tiré de sa prison et récompensé par un des premiers grades dans la troupe. Ce même jour, on célébra le mariage de Kourroglou et celui d’Ayvaz, auquel le maître donna une femme. Les musiciens, danseurs et jongleurs vinrent en foule. Le vin coula par torrents, et il coule encore à cette heure, dit ordinairement le khan pour clore cette rapsodie.

SIXIÈME RENCONTRE.

Dans un des districts de l’Anatolie vit une grande tribu de nomades connus sous le nom de Haniss. Elle est composée de trente mille familles qui sont toutes riches et qui habitent un pays magnifique. Chacun de ces chefs consacre sa vie à quelque objet favori. L’un aime les beaux vêtements, un autre préfère les femmes, et un troisième est passionné pour les chiens de chasse ou les faucons. Leur chef, Hassan-Pacha, aimait les chevaux par-dessus tout. Quand il entendait parler d’un beau cheval, il n’épargnait ni argent ni peine pour se le procurer.

Un jour, Hassan-Pacha vint dans ses écuries, et, après avoir examiné plusieurs de ses chevaux, il dit à son vizir : « Certainement, aucun roi, dans les cinq parties du monde, ne peut se vanter d’avoir une écurie comme celle-ci. » Le vizir répliqua : « Aucun roi, il est vrai, n’a d’écurie comme celle-ci ; mais Kourroglou a un cheval à Chamly-Bill, du nom de Kyrat, et Keyvan lui-même, celui qui gouverne les sept cieux, ne possède pas son pareil. — Ô mon vizir ! je suis prêt à donner tout ce que j’ai pour acquérir ce joyau. — Pacha, ce n’est pas chose facile. Kourroglou ne manque pas d’argent, et il n’y a aucune possibilité de lui prendre son cheval de force. — Vizir, à l’homme qui m’amènera ce cheval je donne-