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KOURROGLOU.

Kourroglou ne peut la regarder. « Voici un vrai fils pour moi ! dit la sorcière. Puissé-je rencontrer une douzaine de tels enfants ! » Elle s’en va chercher des habits neufs tout faits dans la boutique d’un tailleur, et enveloppe sa bouche d’un mouchoir blanc pour cacher à son hôte délicat sa bouche édentée. Sous prétexte de l’arrivée prochaine de douze prétendus amis qu’il doit régaler, Kourroglou lui commande un énorme souper, riz, beurre, épices et viandes en abondance, le tout dans un grand bassin, que la vieille n’eut pas la force d’apporter quand il fut rempli et prêt à servir. Kourroglou venait de frotter, de brosser et de laver Kyrat ; il s’était lavé aussi les pieds et les mains, avait récité dévotement son Namaz, ni plus ni moins qu’un bon père de famille, et se sentait grand appétit. Il alla chercher lui-même à la cuisine la montagne de riz et de viande, et après que son hôtesse eut étendu sur lui une grande nappe, et sur la nappe une serviette de peau, il ouvrit sa main comme la patte d’un lion, et se mit à jeter des poignées de viande dans sa bouche comme dans une caverne.

Au milieu de ce repas pantagruélesque, dont le récit détaillé et répété doit, je m’imagine, faire une vive impression quand les rapsodes le déclament à un auditoire de pauvres diables maigres et affamés, Kourroglou ne laisse pas que de plaisanter agréablement. « Ma vieille, je veux dire ma jeune beauté (car la sorcière trouve la première épithète grossière et ne peut la souffrir), mange aussi, au nom de Dieu, de peur que le souffle de la destruction ne vienne à s’élever dans ton estomac, et que je n’aie à rendre compte de toi au jour du jugement. » La vieille se flattait que les restes de ce terrible souper lui suffiraient pour vivre une semaine et régaler encore ses voisines. Elle disait s’être rassasiée à la seule odeur des mets en les faisant cuire ; mais quand elle vit la dévastation que son hôte portait dans l’édifice, elle craignit d’aller se coucher à jeun, et plongea sa main décharnée dans le bassin. Malheureusement un grain de riz lui causa un accès de toux durant lequel Kourroglou mit à sec le fond du plat ; et quand elle voulut ramasser ses nappes, elle s’aperçut avec effroi que la nappe de cuir avait disparu. « Qu’en as-tu fait, mon fils ? — Était-ce donc la nappe ? dit Kourroglou ; j’ai trouvé le dernier morceau un peu dur et amer. J’ai eu quelque peine à l’avaler. Pourquoi ne m’as pas tu averti ? — Hélas ! pensa la vieille, mon hôte n’est autre que la famine personnifiée. Si sa faim recommence, il avalera mon pauvre corps. »

Kourroglou fit faire son lit en travers de la porte, ce qui effraya beaucoup la vieille. « De quoi t’inquiètes-tu ? lui dit-il ; si tu veux sortir la nuit, je te permets de passer par-dessus mon lit et de me marcher sur le corps ; je ne m’en apercevrai point. »

Couchée dans la même chambre, la vieille, pensant que son hôte avait de mauvais desseins, parce qu’il avait beaucoup mangé, ne put fermer l’œil. « Veilles-tu, mère ? — Hélas ! oui ; je me demande si tu n’es pas Nazar-Djellaly. — Non. — Tu es donc Guriz-Oglou — Erreur. — En ce cas, tu es Reyhan l’Arabe ? — Encore moins. — Alors, tu es le chef des sept cent soixante-dix-sept, tu es Kourroglou ! — Tu l’as dit. Je viens ici pour enlever la princesse Nighara. »

La langue de la vieille se raidit dans sa bouche. « Allons, n’aie pas peur, vieille carcasse. — Comment serais-je rassurée ? Quand un enfant crie, sa mère lui dit pour le faire taire : « Tais-toi, ou le loup viendra te manger ; » et l’enfant crie encore. La mère dit : « Voici le léopard ; » l’enfant crie plus fort. La mère dit alors : « Voici Kourroglou qui va t’emporter ; » l’enfant se tait et cache sa figure dans l’oreiller.

Kourroglou jure par le plus pur esprit du Créateur du ciel et de la terre qu’il la traitera comme sa propre mère si elle ne le trahit pas ; mais que, dans le cas contraire, fût-elle assise dans le septième ciel, il lui jetterait un nœud coulant pour l’en arracher ; et quand même elle se changerait en Djinn pour se cacher aux entrailles de la terre, il l’en retirerait avec des pinces pour la mettre en pièces.

Dès le matin, Kourroglou va au bazar et y achète un habit blanc pareil à celui que portent les mollahs, puis une cornaline sur laquelle il fait graver le chiffre du sultan. Enfin, il fait l’emplette d’une excellente guitare dont le manche se dévisse et se retire à volonté. Il met le cachet et l’instrument ainsi démonté dans sa poche, et, muni de ses moyens de séduction, il aborde un fakir et le prie de venir réciter à sa mère mourante quelques versets du Koran. Quand il l’a amené chez la vieille, il lui ordonne d’écrire sous sa dictée une lettre de passe moyennant laquelle il se présentera comme un mollah, un chavush, c’est-à-dire un pèlerin de la Mecque, un saint homme envoyé par le sultan à sa fille, et franchira les portes du palais. Le fakir, qui croit Kourroglou incapable de lire l’écriture, le trompe, et écrit à la princesse, au nom du sultan, que ce faux chavush est le plus grand coquin de la terre, et qu’il lui recommande de lui faire donner le fouet. Kourroglou, qui lit par-dessus l’épaule du secrétaire infidèle, l’étrangle à demi, le réduit à l’obéissance, scelle la lettre avec le cachet contrefait du sultan, et pour mieux s’assurer de la discrétion du fakir, lui donne un tel coup sur la tête, qu’elle s’aplatit comme un livre qui se ferme. Il le pousse ensuite dans un coin de la chambre, donne un coup de pied au mur qui s’écroule et ensevelit le cadavre sous ses ruines. On ne peut pas mieux expédier une affaire ; mais le récit en est fort long et fort curieux, à cause des sentences et des formes du dialogue, mêlé toujours de plaisanteries et de férocité.

La vieille criait et se frappait la poitrine. « Jamais le sang innocent n’avait été répandu dans ma maison, et tu l’as souillée ! — Veux-tu donc que je te tue aussi, infidèle sunnite ? lui répond Kourroglou, et que je fasse tomber le reste de ce mur sur ton corps flétri ? »

Kourroglou se revêt du costume blanc des mollahs, entoure sa tête de plusieurs aunes de linge blanc, cache sa guitare dans sa poche, son poignard dans son sein, et, le rosaire dans une main, le bâton de voyage dans l’autre, il franchit, grâce à la feinte lettre et au sceau apocryphe du sultan, les portes sacrées du palais. « De cette manière, dit le rapsode avec un mélange de sympathie et d’indignation, il fut permis à ce larron des larrons d’entrer dans le harem… à cet homme capable de couper le sein d’une mère nourrissant son enfant ! »

Ayant franchi les portes des sept murailles, il arrive aux jardins fleuris de la princesse. Il y avait quatre bassins d’eau courante et des fontaines qui s’élançaient en jets. Kourroglou plia son manteau en quatre, et s’assit dessus au bord d’une des pièces d’eau, le rosaire à la main, les yeux à demi fermés, comme un vrai Raminagrobis, ce qui ne l’empêchait pas de voir distinctement, dans un kiosque ouvert, la belle Nighara buvant du vin avec plusieurs belles filles de sa suite.

Une d’elles vint au bord du bassin pour chercher de l’eau, quoiqu’il ne paraisse pas que Nighara ait eu l’habitude d’en mettre beaucoup dans son vin. « Homme, qui es-tu ? dit la suivante effrayée. — Homme ! s’écrie Kourroglou, quel nom est-ce là ? ne peux-tu, fille impure, me saluer du nom de Hadji ? et la princesse Nighara ne peut-elle se donner la peine de chausser sa pantoufle à demi pour venir au devant du royal chavush Roushan, envoyé ici de la Mecque par le sultan Murad ? »

Toute personne qui apporte une bonne nouvelle a droit à une récompense immédiate. Un khan, en pareille circonstance, détache ordinairement sa riche ceinture, et la présente au messager. La suivante de Nighara court au kiosque, et commence par s’emparer du châle et des bijoux de la princesse qui étaient posés sur le tapis. « Es-tu ivre ? dit la princesse étonnée d’une semblable audace. — C’est toi-même qui es ivre, répond l’autre sans se déconcerter. Ce que je prends m’appartient ; j’apporte la nouvelle qu’un saint homme est arrivé de la Mecque avec un message pour toi. Un feu divin brille dans ses yeux, et son visage en renvoie les rayons vers le soleil. »

« Levons-nous, mes filles, dit la princesse. J’ai lu dans les traditions sacrées que ceux qui vont au devant d’un pèlerin de la Mecque sont préservés d’être brûlés par la