Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1853.djvu/31

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
26
LUCREZIA FLORIANI.

dire que cet enfant chantait Mozart comme personne au monde n’était capable de le chanter. — C’est une belle nature, ajouta-t-il en faisant un grand effort pour rendre sa pensée. Elle a sans doute entendu beaucoup de musique ; mais elle n’a de mémoire que pour Mozart. C’est toujours quelque phrase de Mozart qu’elle chante, et jamais rien d’un autre maître.

— Et Stella, ne chante-t-elle pas aussi ? lui dit Lucrezia, qui cherchait à le comprendre.

— Elle chante quelquefois du Beethoven, dit-il, mais c’est moins constant, moins suivi, et il n’y a pas la même unité.

— Mais Célio ne chante jamais ?

— Célio, je ne l’entends que quand il marche. Il y a tant de grâce et d’harmonie dans ses formes et dans ses mouvements, que la terre résonne sous ses pieds, et que la chambre se remplit de sons vibrants et prolongés.

— Et ce petit-là ? lui dit la Lucrezia en lui présentant la joue de son bambino, c’est le plus bruyant ; il crie quelquefois. Ne vous fait-il pas de mal ?

— Il ne me fait jamais de mal, je ne l’entends pas. Je crois que je suis devenu sourd pour le bruit ; mais ce qui est mélodie ou rhythme me pénètre encore. Quand le chérubin est devant moi, dit-il en désignant le petit Salvator, je vois comme une pluie de couleurs vives et douces qui danse autour de mon lit, sans prendre de formes, mais qui chasse les visions mauvaises. Ah ! n’emmenez pas les enfants. Je ne souffrirai pas, tant que les enfants seront là !

Karol avait vécu, jusqu’à cette heure, de la pensée de la mort. Il s’était familiarisé tellement avec elle, qu’il en était arrivé, jusqu’à l’invasion de sa maladie, à croire qu’il lui appartenait, et que chaque jour de répit lui était accordé comme par hasard. Il en plaisantait volontiers ; mais quand nous concevons cette idée au milieu de la santé, nous pouvons l’accepter avec un calme philosophique ; tandis qu’il est rare qu’elle ne nous épouvante pas, lorsqu’elle s’empare d’un cerveau affaibli par la maladie. C’est la seule chose triste qu’il y ait dans la mort, selon moi ; c’est qu’elle nous prend si accablés et tellement tombés au-dessous de nous-mêmes, que nous ne la voyons plus telle qu’elle est, et qu’elle fait peur alors à des âmes calmes et fortes par elles-mêmes. Il arriva donc au prince ce qui arrive à la plupart des malades ; quand il lui fallut se mesurer de près avec cette idée de mourir à la fleur de l’âge, la douce mélancolie dont il s’était nourri jusqu’alors dégénéra en sombre tristesse.

Si sa mère eût été sa garde-malade en cette circonstance, elle eût relevé son courage d’une manière tout opposée à celle qu’employa la Floriani. Elle lui eût parlé de l’autre vie, elle l’eût entouré des austères secours extérieurs de la religion. Le prêtre lui fût venu en aide, et Karol, frappé de cet appareil solennel, eût accepté et subi son destin. Mais la Lucrezia procédait autrement. Elle écartait de lui l’idée de la mort, et lorsqu’il lui laissait voir qu’il la croyait prochaine et inévitable, elle le plaisantait tendrement, et affectait une tranquillité d’esprit à cet égard qu’elle n’avait pas toujours.

Elle y mit tant de prudence et de calme apparent, qu’elle réussit à s’emparer de sa confiance. Elle le tranquillisa, non en lui apprenant ce qu’il est trop tard pour apprendre aux malades, à mépriser la vie (c’est un courage auquel il ne faut guère se fier de leur part, car ce courage les achève souvent) ; mais elle le ranima en lui faisant croire à la vie, et elle s’aperçut vite qu’il l’aimait encore, et avec acharnement, cette vie physique qu’il avait tant dédaignée lorsqu’elle n’était point menacée.

Salvator s’effrayait, parce qu’il croyait que son ami n’aurait pas la force morale de résister à son mal. — Comment espères-tu que tu le sauveras ? disait-il à la Floriani, lorsque depuis si longtemps, depuis la mort de sa mère surtout, il est dégoûté de vivre et se laisse aller tout doucement à la consomption ? L’espèce de plaisir qu’il trouvait à cette idée me faisait bien présager qu’il était déjà frappé, et que quand il tomberait, il ne se relèverait pas.

— Tu t’es trompé et tu te trompes encore, lui répondait la Lucrezia. Personne n’a le goût de mourir à moins d’être monomane, et ton ami ne l’est point. Il est bien organisé, et cet ébranlement nerveux, qui le rendait si sombre, va se dissiper avec la crise qui l’accable maintenant. Il veut vivre, je t’assure, et il vivra.

Karol voulut vivre en effet, il voulut vivre pour la Floriani. Certes, il ne s’en rendit pas compte, et, pendant quinze jours qu’il fut sous le coup du plus grand mal, il oublia la commotion qui l’avait causé. Mais cet amour continua et augmenta sans qu’il en eût conscience, comme celui de l’enfant au berceau pour la femme qui l’allaite. Un attachement d’instinct, indissoluble et impérieux, s’empara de sa pauvre âme en détresse et l’arracha aux froides étreintes de la mort. Il tomba sous l’ascendant de cette femme qui ne voyait en lui qu’un malade à soigner, et sur laquelle se reporta tout l’amour qu’il avait eu pour sa mère, et tout celui qu’il avait cru avoir pour sa fiancée.

Dans les divagations de la fièvre, il commença par cette idée fixe que sa mère était sortie du tombeau, par un miracle de l’amour maternel, pour venir l’aider à mourir, et il ne cessa de prendre la Floriani pour elle. C’est à cette illusion qu’elle dut de le trouver soumis à toutes ses ordonnances, attentif à ses moindres paroles, oublieux de toutes les méfiances que son caractère lui avait inspirées d’abord. Lorsqu’il était oppressé au point de ne pouvoir respirer, il cherchait son épaule pour y reposer sa tête, et quelquefois, il sommeilla une heure, appuyé ainsi, sans se douter de son erreur.

Un jour enfin, il retrouva sa raison, et le sommeil ayant été plus complet et plus salutaire, il ouvrit les yeux et les fixa avec étonnement sur le visage de cette femme, pâlie par la fatigue des soins et des veilles qu’elle lui avait consacrées. Il sortit alors comme d’un long rêve et lui demanda s’il était malade depuis bien des jours, et si c’était elle qu’il avait toujours vue à ses côtés. — Mon Dieu ! lui dit-il, lorsqu’elle lui eut répondu, vous ressemblez donc bien à ma mère ? Salvator, dit-il, en reconnaissant aussi son ami, qui s’approchait de son lit, n’est-ce pas qu’elle ressemble à ma mère ? J’en ai été bouleversé la première fois que je l’ai vue.

Salvator ne jugea pas à propos de le contredire, bien qu’il ne trouvât pas le moindre rapport entre la belle et forte Lucrezia, et la grande, maigre et austère princesse de Roswald.

Un autre jour, Karol, encore appuyé sur le bras de la Floriani, essaya de se soutenir seul. — Je me sens mieux, dit-il, j’ai plus de force : je vous ai trop fatiguée ; je ne comprends pas que j’aie abusé ainsi de votre bonté !

— Non, non, appuie-toi, mon enfant, répondit gaiement la Floriani, qui prenait aisément l’habitude de tutoyer ceux auxquels elle s’intéressait, et qui, insensiblement, s’était persuadé que Karol était quelque chose comme son fils.

— Vous êtes donc ma mère ? êtes-vous vraiment ma mère ? reprit Karol, dont les idées recommençaient à se troubler.

— Oui, oui, je suis ta mère, répondit-elle, sans songer que, dans la pensée de Karol, c’était peut-être une profanation ; sois certain que, dans ce moment-ci, c’est absolument la même chose.

Karol garda le silence : puis ses yeux se remplirent de larmes, et il se prit à pleurer comme un enfant, en pressant contre ses lèvres les mains de la Floriani.

— Mon cher fils, lui dit-elle en l’embrassant au front à plusieurs reprises, il ne faut pas pleurer, cela peut vous fatiguer beaucoup. Si vous pensez à votre mère, pensez donc que, du ciel, elle vous voit et bénit votre guérison prochaine.

— Vous vous trompez, reprit Karol ; du haut des cieux, ma mère m’appelle depuis longtemps et me crie d’aller la rejoindre. Je l’entends bien ; mais moi, ingrat, je n’ai pas le courage de quitter la vie.

— Comment pouvez-vous raisonner si mal, enfant que vous êtes ? dit la Floriani avec le calme et le sérieux caressant qu’elle aurait eus en gourmandant Célio. Quand la volonté de Dieu est que nous vivions, nos parents ne