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KOURROGLOU.

Kourroglou ; il faudra qu’il y meure ou qu’il descende. »

À tout événement, Kourroglou demeura trois jours sur le sommet de la montagne ; mais, ce qu’il eut de pire, c’est que Kyrat y tomba malade, Kourroglou tourna sa face vers la Mecque, et pria : « Ô Dieu ! si le jour de ma mort est arrivé, ne me laisse pas mourir parmi les Sunnites. » Il regarda alors Kyrat, et son cœur fut réjoui quand il vit que son cheval paissait et mangeait l’herbe avec appétit, signe évident que sa santé s’améliorait, grâce à l’intercession de la sainte âme d’Ali. Il alla examiner le ravin, large de douze mètres, et pensa : « Quel que puisse être le résultat, je veux l’essayer. Si Kyrat franchit le ravin, nous sommes sauvés ; s’il ne le peut, alors nous périrons tous trois misérablement, moi, Kyrat et Ayvaz, brisés en mille pièces au fond du précipice. Je ne puis attendre plus longtemps. » Il sauta sur son cheval, lia Ayvaz à sa ceinture avec un châle, et improvisa à son cheval le chant suivant :

Improvisation. — « Ô mon coursier ! ton père était bedou, ta mère kholan. Sus ! sus ! mon digne Kyrat, porte-moi à Chamly-Bill ! Ne me laisse pas ici, parmi les mécréants et les ennemis, au milieu du noir brouillard. Sus ! sus ! mon âme, Kyrat, emporte-moi à Chamly-Bill ! »

Aussitôt que Reyhan l’Arabe entendit la voix de Kourroglou, il se mit à rire et cria d’en bas : « Bien, maudit ! tu as dit tes dernières paroles ; mais que tu chantes ou non, il faut que tu descendes et tombes entre nos mains. » Alors Kourroglou improvisa pour Kyrat :

Improvisation. — « Hélas ! mon cheval, ne me laisse pas voir ta honte. Tu seras couvert de harnais de soie à ta droite et à ta gauche ; je ferai ferrer tes pieds de devant et tes pieds de derrière avec de l’or pur. Sus ! sus ! mon Kyrat, porte-moi à Chamly-Bill ! Ton corps est aussi rond, aussi mince et aussi uni qu’un roseau. Montre ce que tu peux faire, mon cheval ; que l’ennemi te voie et devienne aveugle d’envie[1]. N’es-tu pas de la race de kholan ? n’es-tu pas l’arrière-petit-fils de Duldul[2] ? Ô Kyrat ! porte moi à Chamly-Bill, vers mes braves. Je ferai tailler pour toi des housses de satin, et je les ferai broder exprès pour toi. Nous nous réjouirons, et le vin rouge coulera eu ruisseaux. Ô mon Kyrat ! toi que j’ai choisi entre cinq cents chevaux, sus ! sus ! porte-moi à Chamly-Bill. »

Ayant fini ce chant, Kourroglou commença à promener Kyrat. Reyhan l’Arabe le vit d’en bas, et, devinant que Kourroglou préparait son cheval à franchir le ravin, il dit à ses hommes : « Voulez-vous parier que Kourroglou sera assez hardi pour sauter ce précipice ? Son grand courage me plaît. Je vous prends à témoin que s’il franchit le ravin, je me garderai de persécuter un homme si brave. Je lui pardonnerai et lui laisserai emmener Ayvaz ; s’il succombe, je rassemblerai leurs membres dispersés et les ensevelirai avec honneur. » Il dit ces mots, et il regarda la montagne tout le temps à travers un télescope. Kourroglou continuait à promener Kyrat jusqu’à ce que l’écume parût dans ses naseaux. Enfin, il choisit une place où il avait assez d’espace pour sauter ; et alors, fouettant son cheval, il le poussa en avant.

Le brave Kyrat s’élança et s’arrêta sur le bord même du précipice ; ses quatre jambes étaient rassemblées entre elles comme les feuilles d’un bouton de rose. Il hésita un instant, prit de l’élan, et sauta de l’autre côté du ravin ; il retomba même deux métres plus loin qu’il n’était nécessaire.

Reyhan l’Arabe s’écria : « Bravo ! bénis soient la mère qui a sevré et le père qui a élevé un tel homme. »

Pour Kourroglou, son bonnet ne remua pas de dessus sa tête ; il ne regarda pas même en arrière, comme s’il ne fût rien arrivé d’extraordinaire, et il s’en alla tranquillement avec Ayvaz.

Reyhan l’Arabe dit à ses hommes : « Mes amis, mes enfants ! un loup à qui l’on n’ôte pas sa première proie s’enhardit et revient plus rapace que jamais. Kourroglou a enlevé aujourd’hui le fils de mon beau-frère ; demain, il viendra saisir ma femme jusque dans mon lit. Il faut lui montrer que notre orteil est aussi assez fort pour tendre un arc. »

Sur cela, ils s’élancèrent à sa poursuite. Aussitôt que Reyhan l’Arabe aperçut Kourroglou, il cria : « Roi, parviendrais-tu à t’échapper jusqu’à Chamly-Bill, je t’y atteindrais encore. » Kourroglou pensa : « Ce brigand ne veut pas me laisser en paix. » Il fit descendre Ayvaz de cheval, examina la selle, les étriers, resserra la sangle, et retourna au-devant de Reyhan l’Arabe, auquel il demanda : « Que veux-tu de moi, mécréant ? — Écoutez cette belle question, ce que je veux ? Tu as passé ta main crasseuse sur ma tête. » Kourroglou demanda : « Veux-tu combattre avec moi comme un homme ou comme une femme ? — Qu’entends-tu par combattre comme un homme ou comme une femme ? — Si tu ordonnes à tes cavaliers de sauter sur moi, alors tu combattras comme une femme ; si, au contraire, tu consens à te battre seul avec moi, ce sera un combat comme il convient à des hommes.

— Soit, battons-nous donc comme des hommes. » Kourroglou, qui voyait que les cavaliers de Reyhan l’Arabe attendaient tranquillement, rangés en ligne, dit dans son cœur : « Malgré ses promesses, je ne puis me fier à la parole des Sunnites ; commençons donc par éloigner d’ici au moins une partie de ses cavaliers. Écoutez-moi, Reyhan l’Arabe, j’ai coutume de chanter avant le combat. Voici mon chant :

Improvisation. — « Guerrier Reyhan ! tu es venu avec une armée contre moi seul. Où est ton honneur, où est ta valeur si vantée ? Pourquoi cherches-tu à détruire mon âme ? Guerrier Reyhan, tu es fou ! »

Le son de sa voix, aussi bien que le chant, étaient si terribles, que les cavaliers de Reyhan furent frappés de peur. Kourroglou continua :

Improvisation. — « Montrez-moi un homme qui puisse tendre mon arc. Trouvez-moi un guerrier qui vienne frapper sa tête comme un bélier contre mon bouclier. Je puis broyer l’acier entre mes dents, et je le crache alors avec mépris contre le ciel. Oh ! pourquoi ne pas combattre aujourd’hui ? »

Les cavaliers de Reyhan l’Arabe, saisis d’horreur, murmurèrent l’un à l’autre : « Pour la gloire de la race d’Osman, pas un de nous n’échappera au tranchant du sabre de Kourroglou. » Plusieurs d’eux prirent la fuite. Kourroglou dit dans son cœur : « Est-ce ainsi ? Fuyez donc. » Et il improvisa.

Improvisation. — « Donne ordre à ton armée de se diviser par bataillons. Ah ! ont-ils tant de confiance dans leur nombre ? Je suis seul, que cinq cent, que six cents de vous s’avancent ! Reyhan est venu, il est fou, en vérité. »

Ce chant mit en fuite le reste des cavaliers de Reyhan. Ce dernier seul resta et ne quitta pas la place. Kourroglou improvisa.

Improvisation. — « Un guerrier ne chasse pas ses frères guerriers dans le couvert. Il menace avec son épée égyptienne bien affilée, élevée en l’air. Pense à toi, Reyhan, avant qu’il soit trop tard. Es-tu fou ? Tu n’as jamais éprouvé la force du bélier, le front de Kourroglou ; tu n’as jamais eu devant toi un bras si puissant. Tu es encore là, Reyhan, es-tu fou ? »

Reyhan l’Arabe était un seigneur d’un grand courage ; on parlait de sa gloire et de ses hauts faits dans toute la Turquie. Kourroglou s’écria : « Retourne dans ta maison, Reyhan ; regarde la fuite de tes cavaliers. » Sa réponse fut : « Ce sont tous des corbeaux, ils ne peuvent résister à un hibou comme toi. » Cela dit, Reyhan lança sa jument arabe sur le railleur. Kourroglou, de son côté, donna de l’éperon à Kyrat. Le choc fut terrible.

Les dix-sept armes qu’il portait avec lui furent employées tour à tour, et cependant aucun avantage ne fut remporté de part et d’autre. Kourroglou vit que Reyhan l’Arabe était un homme d’un courage et d’une habileté supérieurs.

Ils s’approchèrent plusieurs fois à cheval poitrine contre poitrine et dos contre dos. Ils se prirent l’un l’autre par la ceinture. Reyhan tirait Kourroglou afin de le dés-

  1. Littéralement : Tu arracheras les yeux du scélérat. »
  2. Duldul, nom du célèbre cheval arabe qui appartenait à Ali, gendre du prophète.