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KOURROGLOU.

éloignée ? » Kourroglou dit : « Oui, je viens de loin. » Le Turc lui dit alors : « Ne sais-tu pas que dans les autres pays le pain est cher, tandis que dans celui-ci, c’est la viande qui est chère ? J’ai une personne malade chez moi, à laquelle le médecin a prescrit la viande ; je vais chaque jour au bazar, mais je regarde en vain, je ne puis en trouver ; aujourd’hui, enfin, j’ai trouvé de la viande dans la boutique d’Ayvaz, fils d’Ibrahim le boucher ; j’ai été obligé de payer un okha deux piastres, et c’est là ce qui me fait soupirer. » Kourroglou demanda : « Se peut-il que la viande soit aussi chère ? — Oui, en vérité, dit le Turc, deux piastres pour un okha, c’est énormément cher. » Kourroglou dit en lui-même : « Bonnes nouvelles pour mon berger ! Attends seulement un peu, maudit ; aujourd’hui même je vendrai tes moutons. » De là Kourroglou s’en fut vers la boutique d’Ayvaz, devant laquelle il aperçut une foule de gens, mêlés ensemble comme les plis d’un manteau froissé : les hommes venaient là pour acheter de la viande, les femmes pour admirer la beauté d’Ayvaz. Kourroglou désireux de le voir aussi, regardait par-dessus les épaules de ceux qui étaient devant lui. Les Turcs, le jugeant d’après son costume, le prirent pour un berger et commencèrent à le frapper sur la tête. Alors Kourroglou se baissa dans l’intention de regarder à travers leurs jambes, mais il s’exposa ainsi à de plus graves insultes. « Je ne puis dompter ces Turcs grossiers, dit-il ; comment puis-je espérer d’enlever Ayvaz ? » Il se mit à coudoyer de droite et de gauche, et, crachant dans ses mains, il leva sa massue en l’air, dans l’intention de se frayer un passage, en poussant et frappant coup sur coup. Celui qui eut la tête frappée eut le crâne brisé ; celui qui reçut le coup sur la jambe eut la jambe cassée ; celui qui le reçut sur les épaules resta sur la place.



Il commença à regarder dans l’intérieur. (Page 3.)

De cette manière il chassa tout le monde de la boutique d’Ayvaz, quand il l’aperçut assis et tenant tristement sa tête dans sa main. Kourroglou dit dans son cœur : « Un vrai looty[1] possède six tours ; cinq d’adresse et un de force. Je ne crois pas pouvoir effrayer cet enfant. » Il s’approcha alors d’Ayvaz, mit la main dans sa poche, et, prenant une piastre, il la jeta devant Ayvaz en lui disant :

  1. Looty, nom fameux en Perse. Il tient le milieu entre le brave vénitien et l’aventurier français.