Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1853.djvu/300

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
7
KOURROGLOU.

seul pour chercher mon futur enfant, pour chercher Ayvaz. Je mourrai ou je reviendrai avec lui. Écoutez ma chanson.

Improvisation. — « J’adopterai pour mon fils le jeune Ayvaz-Bally. Attendez le jour d’adoption jusqu’à mon retour. Demandez-le en Turquie et en Syrie jusqu’à mon retour. Un homme brave monte l’arabe gris ou le bai, et galope tout le long du chemin, sur le cheval de bataille aux pieds légers. Tuez des veaux, égorgez des moutons, et nourrissez-vous de mes troupeaux jusqu’à mon retour. Kourroglou dit : le diable emporte l’ennemi ; les braves galopent sur des chevaux arabes : allez et buvez jusqu’à mon retour. »

Ayant dit cela, Kourroglou prit congé de ses frères, monta sur Kyrat et marcha seul, jour et nuit, de bourgade en bourgade, vers la ville d’Orfah. Il n’en était plus qu’à un fersakh de distance, quand il se sentit une faim extrême ; et, voyant un berger qui gardait son troupeau sur la pente d’une colline, il se dit : « Le proverbe est bon : si tu as faim, va au berger ; si tu es las, au chamelier. Maintenant réfléchissons un peu de quelle façon j’attraperai à déjeuner. » Alors il s’approcha, et s’écria : « Que Dieu te bénisse, berger ! ne peux-tu me donner à déjeuner ? » Le berger leva la tête ; et, voyant un guerrier dont l’armure, à elle seule, aurait pu acheter son troupeau et lui-même par-dessus le marché, il répondit : « Jeune homme, je n’ai point de mets digne de toi ; mais si tu peux t’accommoder de lait de brebis, je vais t’en chercher. »Kourroglou dit : « Dans ce désert une goutte de lait vaut le monde entier : vas-en chercher, et me l’apporte. » Le berger était d’une haute stature et taillé carrément ; il tenait dans sa main une énorme massue, dont la tête était armée de clous, de vieux fers de lance, de fers de chevaux cassés et de tout ce qu’il avait pu se procurer de tranchant ; elle pesait un men et demi[1] ; une courroie, passée dans un trou, la suspendait à son poignet. Le berger leva la massue : et, à ce signal, toutes les brebis se réunirent autour de lui. Il avait aussi avec lui une écuelle de bois que les Kurdes appellent moudah et qui pouvait contenir trois mens de lait[2]. L’ayant rempli jusqu’aux bords, il la mit devant Kourroglou, et lui donna une grande cuiller de bois pour qu’il pût manger. Kourroglou en eut à peine bu quelques cuillerées qu’il se sentit très-faible, et dit : « Berger, n’as-tu pas une croûte de pain ? — J’en ai, dit le berger ; mais il n’est pas un fils d’homme qui puisse le manger. » Kourroglou reprit : « Il porte un nom mangeable ; et pour peu qu’il soit moins dur que la pierre, donne-le-moi. » Le berger dit : « C’est du pain fait d’orge et de millet ; je l’ai pétri pour mes chiens. » Kourroglou dit : « N’importe, apporte-le tel qu’il est. » Le berger répliqua : « Le soleil l’a séché ; il est devenu tout à fait dur et moisi : tu te rompras les dents. » Kourroglou dit : « Ne crains rien, mon garçon, et donne-le-moi promptement. » Un sac de peau était suspendu au dos du berger ; il l’en ôta, et le mit devant Kourroglou. Ce dernier était si prodigieusement affamé, qu’il plongea ses deux mains dans le sac, et, arrachant tout ce qui se trouvait sous sa main, le rompit en morceaux, et le jeta dans le lait. Le berger le regardait faire ; et voyant que son hôte, qui avait déjà préparé de la nourriture pour quinze personnes n’interrompait pas sa besogne, il se dit à lui-même : « La faim l’a rendu fou ; car assurément nul fils d’Adam ne pourrait avaler tout cela ; quand il aura mangé cinq ou six cuillerées, il jettera le reste ; avec ce qu’il a apprêté pour lui, je pourrais nourrir une semaine entière, toute la meute de chiens qui gardent mon troupeau. » Pendant ce temps, Kourroglou émiettait le pain, et en remplissait l’écuelle. À la fin, enfonçant la cuiller, qui resta, sans remuer, dans la position verticale, il leva les yeux, et vit le berger qui était debout, en contemplation devant lui. Il lui dit : « Assieds-toi, berger, et mangeons ensemble. » Le berger répliqua : « Beg, tu as préparé toi-même le repas, mange-le tout seul, car je ne puis t’aider. »

Alors, Kourroglou prit la cuiller et se mit à l’œuvre ; ses énormes et rudes moustaches gênaient le passage ; et le pain lui sortait de la bouche tandis que le lait coulait dans sa poitrine. Kourroglou, en colère, jeta la cuiller, et relevant ses moustaches qui allaient par-delà ses oreilles, il ouvrit une bouche semblable à l’entrée d’une caverne, et, prenant l’écuelle de ses deux mains, il avala le contenu jusqu’à la dernière goutte. Le berger le regardait avec stupeur, et disait en lui-même : « Par le saint nom d’Allah ! ce ne peut être là un homme, car aucun être humain ne pourrait avaler une telle quantité de nourriture. Encore une fois, je le répète, voyons, au nom d’Allah ! ce qui va arriver. S’il s’enfuit maintenant, ce sera la vampire du désert[3], ou Satan lui même ; s’il reste, c’est un fils des hommes. On dit que la famine incarnée est arrivée sur la terre ; c’est là sûrement la famine, il vient de manger tout le lait de mes brebis ; mais au bout d’une heure, il aura faim de nouveau, et alors il me dévorera moi-même. » Kourroglou pensait en lui-même : « Comment vais-je faire pour me rendre à Orfah et voir Ayvaz ? Si je me montre sous ce costume, et monté sur ce cheval, mon nom et ma gloire sont trop bien connus en tous pays pour que je ne sois pas découvert. Prenons plutôt les habits du berger, et entrons ainsi dans la ville. » Il dit donc au berger : « Viens là, et faisons l’échange de nos habits. » Le berger se mit à rire et lui dit : « Pourquoi me railler ainsi sur ma pauvreté ? Le châle seul qui est sur ta tête, ou celui qui entoure tes reins, ou bien encore le poignard qui est passé dedans, seraient chacun suffisant pour racheter mon sang[4] et mon troupeau avec. Pourquoi te moquer ainsi de moi ? » Cela dit, il cracha dans la paume de ses mains, saisit sa massue, et, la brandissant d’une façon menaçante, il dit à Kourroglou : « Toi, si confiant dans la largeur de tes épaules, regarde aussi la largeur de mon cou. » Kourroglou sourit et lui dit : « Berger, je te jure devant Dieu que je ne me ris pas de toi ; il y a dans cette ville un marchand qui me doit quinze cents tumans[5]. Si je parais devant lui sur ce cheval et dans ce costume, il m’échappera. Je suis venu pour une raison importante ; faisons vite notre échange. Si je reviens, je te rendrai tes habits et reprendrai les miens ; si je ne reviens pas, tu pourras conduire ce cheval au bazar et le vendre. Son prix est de deux mille tumans ; profites-en, et ne m’oublie pas dans tes prières. Tu garderas aussi les autres choses qui m’appartiennent. » Le berger dit : « À coup sûr cet homme est fou ; je ne puis expliquer autrement tout ce que j’entends. Allons, Beg, déshabille-toi. » Kourroglou détacha sa ceinture et ôta tous ses habits. Le berger en fit autant de son côté, et mit les vêtements de Kourroglou, auquel il donna son manteau de feutre grossier. Kourroglou le jeta sur ses épaules, et ayant mis aussi le bonnet de feutre du berger, il lui dit : « Maintenant donne-moi ta massue ; » car il voyait qu’en cas de besoin elle pourrait lui être aussi utile qu’un sabre. La prenant à sa main, il dit : « Berger ! ton âme et l’âme de mon cheval.[6] »

Le berger répondit : « Je jure par la foi de Dieu ! Que ton cœur soit en paix ; tu peux te fier à moi. » Et il disait en lui-même : « Dieu veuille que cet homme ne revienne jamais ; alors adieu la pauvreté ; le cheval et les vêtements me suffiront aussi longtemps que je vivrai. »

Kourroglou prit congé du berger, et continua son voyage à pied ; le manteau du berger était sur ses épaules, la massue dans sa main. Il aperçut bientôt la ville d’Orfah, et marcha jusqu’aux portes. Ayant prononcé le mot Bismillah (au nom de Dieu), il entra, et il passait dans une rue, quand il vit un Turc portant un okha de viande. Il la regardait avec amour, priant et soupirant en même temps. Kourroglou lui demanda en langue turque : « Quelle viande portes-tu là, que tu la convoites ainsi, et sembles soupirer après ? » Le Turc répondit : « Es-tu donc étranger, seigneur, ou viens-tu de quelque contrée

  1. Environ vingt-deux livres anglaises.
  2. Men, en turc balma, poids employé communément en Perse.
  3. Le fantôme du désert, « Guli-Beiaban, » le vampire bien connu des contes orientaux.
  4. Racheter mon sang. Allusion au « jus talionis » du Coran. Le meurtrier doit payer les parents de la victime avec sa vie ou avec de l'argent.
  5. Le tuman est une monnaie perse qui vaut environ douze francs.
  6. Phrase proverbiale très-usitée chez les Persans, elle signifie : Prends soin de mon cheval comme tu voudrais qu’on prît soin de toi-même.