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KOURROGLOU.

Kourroglou trouve le discours de l’ambassadeur un peu familier ; mais il se ressouvient de la défense que son père lui a faite, en mourant, de se révolter contre le schah de Perse. Il traite donc l’envoyé fort honnêtement, et lui promet d’évacuer le pays sous peu de jours.

Il rassemble ses hommes et leur chante ceci :

« L’heure du départ est arrivée. Que quiconque veut me suivre dans le Kurdistan se tienne prêt ! Qu’il me suive, celui dont les lèvres veulent boire dans la coupe de la valeur ! — Qu’il me suive, celui qui veut mettre en pièces le linceul de la mort ! »

Les 777 brigands répondirent : « Ô Kourroglou, nous ne craignons pas la mort ; là où tu iras, nous irons. » Ils partent ; ils arrivent dans la vallée de Gazly-Gull, située dans le voisinage de Khoï, et débutent par l’extermination et le pillage d’une caravane. Le gouverneur d’Erivan, Hussein-Ali-Khan, se met en route à la tête de quinze cents cavaliers pour aller réprimer ces brigandages. « Ne craignez rien, ô mes âmes ! ô mes fous (Dalcelar) ! » C’est le nom d’amitié que Kourroglou donne à ses compagnons, c’est le titre glorieux que le postérité leur conserve : « Ne craignez rien, je les disperserai en moins d’une heure. » Kourroglou dit, et revêtu de sa cotte de mailles, armé de toutes pièces, il attend, appuyé tranquillement sur sa lance, l’envoyé d’Hussein. Aux interrogations et aux menaces de l’envoyé, Kourroglou répond comme de coutume par une chanson : « Serdar, lui dit-il, j’ai l’habitude de chanter quelques vers avant de combattre. — Chante, si tu y es disposé, répond le serdar, amateur de poésie comme tous les Orientaux. » Kourroglou chante ici une fort belle strophe :

« Voici la vérité des vérités ! Écoute-la bien, mon serdar. Je suis l’ange de la mort. Regarde ; je suis Azraïl. Mes yeux aiment la couleur du sang. Oui, je suis venu pour arracher les âmes des corps ; je suis le véritable Azraïl. Nous verrons bientôt quelles entrailles, quels crânes seront fouillée les premiers par la pointe de mon poignard. Ce jour même, tu quitteras ce monde ; me voici. Comme un véritable Azraïl, je viens arracher les âmes. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Maintenant, j’enseignerai à rire à tes ennemis, et à tes amis à se lamenter. Contemple en moi Azraïl, l’exterminateur des âmes. »

Kourroglou s’élance au plus épais de la mêlée. Il tue tout ce qui est digne d’être tué, il pille tout ce qui vaut la peine d’être pris.

« Kourroglou cependant ne resta pas davantage à Gazly-Gull, il vint se fixer définitivement à Chamly-Bill ; sa gloire se répandit bientôt dans les contrées environnantes, et de toutes parts on lui envoyait de l’or et des présents. »

TROISIÈME RENCONTRE.

Kourroglou se prit de goût pour Chamly-Bill, et y bâtit une forteresse[1]. Tous ceux qui entendirent parler de lui, de sa valeur et de sa libéralité, s’empressèrent de se joindre à sa bande. En peu de temps la forteresse devint une ville contenant huit mille familles. Ce fut là que Kourroglou fit connaissance avec le marchand Khoya-Yakub, qu’il adopta, plus tard, pour son frère. Cet homme avait voyagé dans tous les pays du monde, el il amusait souvent Kourroglou par la description de ce qu’il avait vu.

Le marchand Khoya-Yakub, allant un jour à la ville d’Orfah, vit une grande foule rassemblée sur la place du marché. Il s’avança et vit un jeune garçon, tel que le dépeint le poète :

« Mon cœur aime un jeune homme dont les sourcils sont bien arqués. Sa ceinture est étroite ; ses lèvres ressemblent à un bouton, à une rose souriante. Jeune homme, sacrifie ton âme à la beauté ! contemple en moi son esclave. Parcourez le monde entier : vous ne trouverez pas un enfant de plus belle espérance. Son nom est Ayvaz-Bally. C’est la prairie du huitième ciel ! Son père est boucher de son état ; le fils est une mine de pierres précieuses. »

Khoya-Yakub demanda : « De quel jardin est cette rose ? de quelle prairie est cette plante ? » Quelqu’un répondit : « Son père est boucher du pacha de cette ville ; Ayvaz-Bally est son nom. » Le marchand pensa lors en lui-même : « Kourroglou n’a pas d’enfants ; pourquoi n’adopterait-il pas un si beau garçon pour son fils ? Mais que dois-je faire ? Si, à mon retour à Chamly-Bill, j’essaie de lui dépeindre ce que j’ai vu, il ne me croira pas. » Il trouva alors un peintre dans Orfah, et lui paya un bon prix pour faire le portrait d’Ayvaz.

Après un voyage de quelques jours, il revint à la forteresse de Chamly-Bill. Il fut dit à Kourroglou que son frère Khoya-Yakub était revenu. Il ordonna aussitôt à ses hommes d’aller à sa rencontre, et de l’amener dans la ville avec les honneurs qui lui étaient dus. Dès qu’il fut descendu de cheval, Kourroglou le baisa sur la joue, et le fit asseoir à ses côtés, tandis que Khoya-Yakub lui baisait les deux mains, comme à son supérieur. « Hourra ! mes enfants, du vin ! cria Kourroglou ; buvons en l’honneur de l’arrivée de notre frère. » Et ils s’assirent, et ils burent au point que Khoya-Yakub commença à devenir gris, et sentit sa tête s’allumer. Kourroglou lui demanda d’où il venait. Il répondit : « D’Orfah ! — Tu n’as pas vu, par hasard, à Orfah, un plus beau cheval que mon Kyrat ? — Je n’en ai pas vu. — Dis, as-tu vu là, des hommes plus beaux et plus braves que mes compagnons ? — Je n’en ai pas vu. — As-tu vu, dis moi, une fête plus joyeuse que la mienne ? — Je n’en ai pas vu. — As-tu vu des échansons plus beaux et plus richement vêtus que les miens ? — Frère guerrier, j’ai vu là un jeune garçon que les mains de tous vos jeunes gens ne sont pas dignes de laver. Voilà que tu deviens vieux, et que tu n’as pas d’enfants : pourquoi ne le prendrais-tu pas pour ton fils, afin de faire de lui, quand le temps en sera venu, un guerrier digne de te servir et de te succéder lorsque tu seras mort, aussi bien qu’un appui et un fils tant que tu vivras ? » Il commença alors à vanter la beauté d’Ayvaz et sa mâle physionomie. Kourroglou dit : « Eh quoi ! marchand qui n’es bon à rien ! ne pouvais-tu dépenser quelques tumans pour payer un peintre et m’apporter sa ressemblance ? » Le marchand sortit une miniature de son habit et la tendit à Kourroglou. Kourroglou la prit ; et quand il l’eut examinée, les rênes de sa volonté échappèrent des mains de sa patience, et il s’écria : « Daly-Hassan, qu’on apprête une chaîne et des fers. » Le marchand, étonné, demanda ce que signifiait un ordre semblable. « Je vais te faire enchaîner, misérable ! » Pour quelle raison, et quel est mon crime ? Est-ce donc la récompense que tu me donnes pour t’avoir trouvé un fils ? — C’est pour le mensonge que tu as dit. Homme, écoute-moi ; je vais partir pour Orfah à l’instant même ; et tu attendras mon retour, enchaîné dans un cachot. Si le jeune garçon justifie réellement tes louanges, que mon nom ne soit pas Kourroglou si je ne couvre pas ta tête d’une pluie d’or et ne t’exalte pas au-dessus de la voûte des cieux. Mais malheur à toi, si Ayvaz est indigne de tes éloges ; car j’arracherai la racine de ton existence du sol de la vie ; et ton châtiment servira d’exemple aux menteurs impudents comme toi. Tu ne dois pas mentir à tes supérieurs. »

Cela dit, il donna ordre d’enchaîner le marchand par le cou et par une jambe, et de le jeter ensuite en prison.

« Daly-Hassan ! que l’on selle Kyrat. » Daly-Hassan mit lui-même la selle et le coussin sur le cheval de son maître, et les attacha sept fois avec la sangle. « Je pars pour Orfah, dit Kourroglou. Que personne de vous ne se hasarde de boire de façon à s’enivrer jusqu’à ce que je sois de retour. Malheur à celui dont la demeure retentira des sons de la musique ou du tambourin. Souvenez-vous de cette défense, ou je vous arracherai de la terre, et vous jetterai au vent, comme un chardon nuisible. Je pars

  1. Un fort, kalaa en Perse, se dit de tout village entouré de murs avec des tours et des meurtrières dans les angles. On voit encore aujourd’hui les ruines du fort de Kourroglou à Chamly-Bill.