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KOURROGLOU.

de la poussière que soulèveront les pieds de ce coursier. »

Ayant dit ainsi, l’aveugle enseigna à son fils à seller le poulain avec une selle de feutre, et lui prescrivit de le dresser de la manière suivante : « Tu le feras trotter pendant les quarante premières nuits sur les rochers et dans les plaines pierreuses, et pendant les quarante nuits suivantes dans l’eau et les marécages. » Quand ceci fut accompli, Mirza-Serraf mit son cheval au galop, qu’il soutint admirablement, soit en avant, soit à reculons. L’éducation du noble animal ayant été ainsi complétée, il commença à s’occuper de celle de son fils. « Monte ton cheval, lui dit-il, fais-moi place derrière toi, et traversons l’Oxus. » Pendant qu’ils s’amusaient ainsi, le vieillard expérimenté initiait son fils à tous les stratagèmes de l’art de l’équitation et du métier des armes.

« C’est bien, dit-il un jour à Roushan, je suis content de toi. Mais il nous reste encore une chose à faire. Notre prince vient quelquefois chasser sur les bords de l’Oxus ; c’est là que tu l’attendras. La première fois que tu le verras venir de ton côté, revêts toutes les pièces de ton armure, et, monté sur ton cheval, va hardiment à la rencontre du tyran. Alors tu lui diras ces mots : « Prince injuste et cruel, contemple le cheval à cause duquel tu as fait crever les yeux de mon père, regarde bien ce qu’il est devenu, et meurs d’envie. »

Roushan obéit fidèlement à l’ordre de son père ; la première fois qu’il aperçut le prince prenant le plaisir de la chasse sur les bords de l’Oxus, il revêtit son armure et courut droit à lui. Le prince, émerveillé de la beauté peu commune du cheval, aussi bien que de la noble apparence du cavalier, dit à son vizir : « Quel est ce jeune homme ? » Roushan, invité à s’approcher du prince, ne manqua pas de lui répéter d’une voix ferme et menaçante le discours que son père lui avait enseigné, et il ajouta : « Prince stupide, tu te crois un bon connaisseur de chevaux. Écoute, ignorant, et apprends de moi quels sont les signes auxquels on reconnaît un cheval de noble race. » Cela dit, il improvisa le chant suivant :

Improvisation. — « Je viens, et je te dis : Écoute, ô prince ! et apprends à quoi se fait reconnaître un noble cheval. Actif et alerte, vois si ses naseaux s’enflent et se distendent alternativement ; si ses jambes, sèches et déliées, sont comme les jambes de la gazelle prête à commencer sa course. Ses hanches doivent ressembler à celles du chamois ; sa bouche délicate cède à la plus légère pression de la bride, comme la bouche d’un jeune chameau. Quand il mange, ses dents broient le grain comme la meule d’un moulin en mouvement, et il l’avale comme un loup affamé. Son dos rappelle celui du lièvre ; sa crinière est douce et soyeuse ; son cou est élevé et majestueux comme celui du paon. Le meilleur temps pour le monter est entre sa quatrième et sa cinquième année. Sa tête est fine et petite comme celle du grand serpent chahmaur ; ses yeux sont saillants comme deux pommes ; ses dents semblent autant de diamants. La forme de sa bouche doit approcher de celle du chameau mâle ; ses membres sont finement dessinés, et plutôt arrondis qu’allongés. Quand on le sort de l’écurie, il est joyeux et il se cabre. Ses yeux ressemblent à ceux de l’aigle, et il marche avec l’inquiète impatience d’un loup affamé. Son ventre et ses côtes remplissent exactement la sangle. Un jeune homme de bonne famille prête une oreille obéissante aux leçons de ses parents ; il aime son cheval et en prend le plus grand soin. Il sait par cœur la généalogie et la pureté de son sang. Il essaie souvent la vigueur des articulations de son genou ; en un mot, il doit être ce qu’était Mirza-Serraf dans sa jeunesse. »

Dès que le prince eut entendu cette improvisation, il dit aux gens de sa suite : « C’est là le fils de Mirza-Serraf ? Holà ! qu’il soit arrêté ! »

Roushan fut immédiatement entouré de tous côtés ; mais, sans paraître s’en apercevoir, il parla ainsi au sultan Murad :

Improvisation. — « Écoutez, mon prince ; il me revient en mémoire quelques stances de vers agréables ; permettez-moi de vous les réciter. » Le prince y consentit, et ordonna à ses gardes, de ne pas toucher à Roushan qu’il n’eût dit ses vers. Alors ce dernier commença l’improvisation suivante : « Mon prince a donné l’ordre de me punir ; mais, par Allah ! je sais comment me défendre ; je m’échapperai de ses mains. En vain m’offrirais-tu tes richesses et tes faveurs comme on jette la pâture à l’aigle vorace et affamé, je les rejetterais toutes. »

Le prince l’interrompit et lui dit : « Cesse tes vaines bravades ; viens, et sers-moi fidèlement, autrement je te ferai mourir. »

Roushan chanta alors ainsi :

Improvisation. — « Je suis appelé Dieu dans ma maison : oui, je suis un dieu. Je ne courberai point mon cou devant un lâche comme toi. La cruche a porté l’eau assez longtemps pour toi ; mais, à la fin, la cruche s’est brisée. »

Le prince lui dit : « Ton père a été mon serviteur pendant cinquante ans. Dans un moment de colère, j’ai ordonné qu’on lui crevât les yeux. Mais qui déniera au maître le droit de punir son esclave, afin de pouvoir ensuite le combler de ses faveurs ? Viens avec moi, tu apprendras à m’être agréable, et je te récompenserai. » Roushan répliqua : « Tu as éteint les yeux de mon père, et, à ce prix, tu veux me faire riche. Si Dieu me donne assez de vie, je te ferai subir la peine du talion. Mais écoute ! »

Improvisation. — « C’est toi-même qui as construit l’édifice de ta ruine quand tu as prêté l’oreille à des calomniateurs. Je prendrai ta vie et je renverserai ton trône. »

Ces paroles firent sourire le prince, et il lui demanda ironiquement : « Comment, Roushan, te sens-tu assez fort pour détruire mes villes et pour renverser mon trône ? » Roushan improvisa le chant suivant :

« Assez de forfanteries. Que sont à mes yeux trente, soixante, ou même cent de tes guerriers ? Que sont vos rochers, vos précipices et vos déserts sous le sabot de mon coursier ? Je suis le léopard des montagnes et des vallées.[1] »

Le prince reprit : « Viens plus près de moi, ne fuis pas. Je jure par la tête des quatre premiers califes que je te ferai sirdar (général commandant en chef) de mes troupes. » Et pendant qu’il parlait ainsi, il admirait le courage du jeune homme. Roushan répliqua et dit : « Maintenant, mes chants, aussi bien que mes exploits, seront connus au monde sous le nom de Kourroglou, le fils de l’aveugle dont tu as crevé les yeux[2].

Improvisation. — « Écoute les paroles de Kourroglou. La vie m’est un fardeau. De ce jour j’abandonne ma tête aux hasards de la fortune, comme la feuille d’automne s’abandonne à l’âpre souffle des vents. Avec l’assistance de Dieu, j’irai en Perse pour y rétablir la religion d’Ali, qui est vénéré dans ce pays. »

Il finissait à peine ces mots, que, se précipitant au milieu de la suite du prince, il fit un horrible carnage, et le prince, à la fin convaincu que toutes les armées de la terre ne pourraient venir à bout de le vaincre, ordonna à son vizir d’abandonner une poursuite dangereuse et inutile.

Roushan traversa l’Oxus à la nage et se hâta de rejoindre son père sur la rive opposée. « Tu m’as vengé, mon fils, lui dit ce dernier, que Dieu t’en récompense ! Quittons maintenant cette contrée : non loin d’Hérat, je connais une oasis où tu vas me conduire.

Roushan obéit, et quand ils eurent atteint l’oasis, Mirza-Serraf tira de dessous son bras un vieux livre d’astrologie qui ne le quittait jamais, et dit : « Ô mon fils, cherche dans ce livre un passage qui traite de l’apparition de deux étoiles, l’une à l’orient et l’autre à l’occident. — Père, je l’ai trouvé !

— Bien ! L’oasis où nous sommes contient une source d’eau ; quand la nuit qui précède le vendredi sera arrivée, tu veilleras avec ce livre dans la main, en répétant continuellement la prière qui se trouve à ce passage du livre ; tes yeux devront suivre avec la plus grande vigi-

  1. Cette strophe est habituellement chantée par les Turcs avant qu’ils s’élancent sur l'ennemei.
  2. Kurr signifie aveugle et oglou fils.