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JACQUES.



Ce soir à six heures, et au sabre. (Page 84.)

Il a raison, leurs enfants ne mourront pas ; la nature bénit et caresse celui qui est aimé, le froid de la mort s’étend sur celui qui ne l’est plus. Tout l’abandonne, et les plantes mêmes se dessèchent sous la main du maudit ; la vie s’éloigne de lui, et le cercueil s’ouvre pour le recevoir, lui et les premiers-nés de son amour ; l’air qu’il respire est empoisonné, et les hommes le fuient : Ce malheureux, disent-ils, ne mourra donc jamais !

Cette lettre m’a dicté mon devoir, j’ai vu ce qu’il fallait dire à Fernande pour la consoler et la guérir ; il le sait, lui, il la connaît mieux que moi maintenant. J’ai réalisé tout ce qu’il lui promettait de ma part ; je me suis conformé au caractère qu’il me suppose, et j’ai vu qu’en effet tout ce qu’elle désirait, c’était d’être délivrée de mon amour. Dès que je lui ai dit qu’il était éteint, je l’ai vue renaître, et ses yeux semblaient me dire : « Je puis donc aimer Octave à mon aise ! »

Qu’elle l’aime donc ! Un homme moins malheureux que moi eût peut-être trouvé l’occasion de se sacrifier pour l’objet de son amour et d’en être récompensé à sa dernière heure par les bénédictions des heureux qu’il eût faits ; mais mon sort est tel qu’il faut que je me cache pour mourir. Mon suicide aurait l’air d’un reproche ; il empoisonnerait l’avenir que je leur laisse ; il le rendrait peut-être impossible ; car, après tout, Fernande est un ange de bonté, et son cœur, sensible aux moindres atteintes, pourrait se briser sous le poids d’un remords semblable. D’ailleurs la monde la maudirait, et, après m’avoir poursuivi de ses féroces railleries pendant ma vie, il poursuivrait ma veuve de ses aveugles malédictions après ma mort. Je sais comment les choses se passent ; un coup de pistolet dans la tête fait tout à coup un héros ou un saint de celui qu’on méprisait ou qu’on détestait la veille. J’ai horreur de cette ridicule apothéose ; je dédaigne trop les hommes au milieu desquels j’ai vécu pour les appeler à mon agonie comme à un spectacle ; nul ne saura pourquoi je meurs ; je ne veux pas qu’on accuse ceux qui me survivent, et je ne veux pas qu’on fasse grâce à ma mémoire.

J’ai voulu voir Octave avant de partir, et m’assurer par mes yeux que je pouvais lui léguer sans inquiétude ce que j’ai eu de plus cher au monde. C’est un homme d’un étrange égoïsme, mais il sait faire une vertu de ce vice, et sa hardiesse me plaît. J’espère qu’il la rendra