Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1853.djvu/283

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
86
JACQUES.

avec attendrissement, lorsqu’en le relisant je m’aperçus qu’il était d’une maîtresse. Elle me suppliait de lui laisser le bonheur. Le bonheur ! ce mot-là me rendit furieux. Hélas ! ma pauvre Sylvia, j’avais perdu la tête ; j’aurais voulu tuer tous ceux qui étaient moins malheureux que moi ; je m’obstinais à faire battre ce jeune homme : il me semblait obéir à l’impulsion d’une main impitoyable et accomplir quelque rêve terrible. Le capitaine Jean, un de mes témoins, me parlait depuis longtemps sans que ses discours présentassent aucun sens à mon esprit ; enfin, il réussit à me faite entendre un seul mot : « Ah çà, Jacques, tu veux donc massacrer aujourd’hui ? » Ce mot de massacrer tomba sur ma poitrine brûlante comme une goutte d’eau froide ; il me sembla que je m’éveillais d’un rêve. Je fis tout ce qu’il désirait, sans même écouter dans quels termes on arrangeait la partie de mon honneur ; il ne m’importait plus de faire effet par ma bravoure. Il m’avait semblé d’abord que j’avais envie de me disculper du reproche d’être lâche, et qu’à ce sentiment d’orgueil blessé j’aurais sacrifié la vie de mon père ; mais ce n’était qu’un prétexte dont se servait mon désespoir pour me pousser : j’avais un accès de rage tout simplement ; et quand il fut apaisé, je retombai dans l’apathie, comme un fou furieux, dans l’accablement qui suit une de ses crises, se laisse tomber sur la paille et regarde autour de lui d’un air stupide. On fit approcher de moi mon adversaire, pour que, suivant l’usage, nous eussions à échanger une poignée de main ; mais entre chaque minute il s’écoulait de tels siècles dans ma tête, que j’obéis machinalement et avec surprise. Je ne me souvenais pas de l’avoir jamais vu : j’étais déjà à cent ans de ce qui venait de se passer en moi ; j’étais entré dans le néant de l’âme, qui est désormais mon refuge en cette vie.

Me voilà donc calmé ! que Dieu me pardonne à quel prix ! Mais il sait bien que cela n’a pas dépendu de moi, et que mon être a été transformé à l’insu de ma volonté. Ah ! cette colère, elle était affreuse ! mais elle me faisait du bien comme les convulsions et les rugissements à un épileptique. Je suis maintenant plus pesant qu’une montagne, plus froid qu’un glacier ; je contemple ma vie avec un affreux sang-froid ; je me fais l’effet de ces martyrs des temps fabuleux du christianisme qui, après le supplice, se relevaient par miracle, ramassaient tranquillement leur tête ou leur cœur pantelant sur l’arène, et se mettaient à marcher, emportant leur âme séparée de leur corps, aux yeux des hommes épouvantés.

Un autre que moi n’aurait pas pu certainement supporter mon destin : Il n’y a que moi sur la terre qui aie la force d’accomplir une pareille vie sans mourir de lassitude ou sans me tuer dans un accès de délire. J’ai pourtant traversé tout cela, et me voici encore ! Ce qu’il y avait de jeune, de généreux et de sensible en moi n’est plus ; mais mon corps est debout, et ma triste raison contemple sans nuage la ruine de toutes ses illusions. Maudite soit cette organisation régulière et solide que ne peuvent briser les événements ! Don funeste ! Avais-je commis quelque crime avant de naître, pour avoir la malédiction du premier homme, l’exil dans le désert, et l’injonction de vivre ?

Je suis passé ce matin près d’une maison de campagne que la beauté de la nature fit construite au pied des montagnes et que la rigueur des climats a fait abandonner. Je me suis arrêté pour entrer dans le clos, attiré par l’air de tristesse et de destruction qui régnait en ce lieu ; j’y suis resté deux heures, abîmé dans la pensée de mon désespoir et de mon isolement. Et toi aussi, vieux Jacques, tu fus un marbre solide et pur, et tu sortis de la main de Dieu fier et sans tache, comme une statue neuve sort de l’atelier et se dresse sur son piédestal dans une attitude orgueilleuse ; mais te voilà comme une de ces allégories usées et rongées par le temps, qui se tiennent encore debout dans les jardins abandonnés. Tu décores très-bien le désert : pourquoi sembles-tu t’ennuyer de la solitude ? Tu trouves le temps long et l’hiver bien rude ; il te tarde de tomber en poussière, et de ne plus lever vers le ciel ce front jadis superbe que le vent insulte aujourd’hui, et où l’air humide amasse une mousse noire comme un voile de deuil. Tant d’orages ont terni ton éclat que ceux qui passent ne savent plus si tu es d’albâtre ou d’argile sous ton crêpe funèbre. Reste, reste dans ton néant, et ne compte plus les jours : tu dureras peut-être longtemps encore, pierre misérable ! Tu te glorifiais d’être une matière inattaquable : à présent tu envies le sort du roseau desséché qui se brise les jours d’orage. Mais la gelée fend les marbres ; le froid te détruira : espère en lui !

LXXXVIII.

D’OCTAVE À HERBERT.

Malgré la colère des uns, les remords des autres, et l’incertitude de mon esprit au milieu de tout cela, je ne peux pas m’empêcher d’être heureux, mon cher Herbert, car mon cœur est rempli d’amour et mon sort est fixé. Une affection indissoluble m’attache à Fernande, n’en doutez pas : je ne suis pas inconstant. On peut me rebuter ; la femme que j’aime, quand elle s’obstine à me repousser, peut finir par me dégoûter d’elle ; mais ce n’est pas une autre femme qui peut m’en distraire avant qu’elle l’ait elle-même ordonné. Malgré la différence effrayante de nos caractères, j’ai longtemps aimé Sylvia, et j’ai lutté contre ses dédains longtemps après qu’elle ne m’aimait plus. Fernande est une tout autre femme. C’est celle-là qui est née pour moi, et dont les défauts mêmes semblent combinés pour resserrer nos liens et rendre notre intimité nécessaire. Je ne sais pas si je suis aussi criminel que Sylvia veut me le faire croire, mais il m’est impossible de ne pas me sentir amoureux et transporté de joie. L’amour est égoïste, il s’assied aveugle et joyeux sur les ruines du monde, et se pâme de plaisir sur des ossements comme sur des fleurs. J’ai fait le sacrifice du chagrin d’autrui comme j’ai fait celui de ma propre vie. Je ne connais plus les lois du tien et du mien. Fernande s’est confiée à moi, j’ai juré de l’aimer, de vivre et de mourir pour elle ; je ne sais que cela, et tout le reste m’est étranger. Jacques peut venir à toute heure du jour ou de la nuit me demander mon sang et le boire à son aise sans que je le lui dispute. Pour l’acquit de ma conscience, je livre ma poitrine nue ; qu’est-ce qu’un homme peut faire de plus ? Et de quoi Jacques peut-il se plaindre ? Je ne porte pas de cuirasse et ne dors pas sous les verrous. Sylvia, croyant me faire tomber à genoux devant son idole, me lit quelques fragments de ses lettres. Il commence à faire de la poésie sur sa douleur ; il est à moitié guéri. Il s’est battu bravement, et il a bien fait. J’en aurais fait autant à sa place, et, si j’en avais eu le droit, je l’aurais prévenu. Il a bien recommandé de cacher ces événements à sa femme ; il peut être tranquille, je m’en charge. Je n’ai pas envie qu’elle retombe malade, et je veille sur elle comme sur un bien qui m’appartient désormais. J’ai trouvé hier à la poste une lettre de Clémence pour elle. Comme je connais fort bien l’écriture, j’ai ouvert sans façon la missive, et j’y ai trouvé tous les charitables avertissements auxquels je m’attendais ; de plus, la nouvelle additionnelle, le mensonge gratuit d’une bonne blessure que, selon la renommée et selon elle, Jacques aurait reçue dans la poitrine. J’ai déchiré la lettre, et j’ai pris des mesures pour que toutes les dépêches adressées à Fernande passent par mes mains en arrivant. Celles de Jacques seront respectées religieusement ; mais gare aux autres ! Il m’en coûte assez pour la voir heureuse et endormie sur mon cœur. Je ne me soucie pas qu’une prude envieuse ou une mère infâme viennent la réveiller pour le plaisir de nous faire du mal à tous deux. Elle est encore délicate ; l’absence de Jacques, qui lui écrit rarement, et la mauvaise santé de son fils, sont pour elle des sujets suffisants d’inquiétude et de chagrin. Ma sollicitude entretient encore le calme et l’espoir dans son cœur. Rien ne me coûtera, rien ne me répugnera pour la préserver le plus longtemps possible des coups qui la menacent. Je suis égoïste, je le sais ; mais je le suis sans honte et sans peur. L’égoïsme qui se dissimule et rougit de lui-même est une petitesse et une