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JACQUES.

dez comme on traite votre mère chez vous ; je suis venue ici pour vous défendre et vous protéger ; mon intention était de vous réconcilier, autant que possible, avec votre mari, et d’employer la politesse et la raison pour l’engager à abjurer ses torts en pardonnant les vôtres. Mais on m’insulte avant même que j’aie dit un mot en votre faveur ; c’est à vous de savoir comment vous voulez que j’agisse désormais. — Je vous supplie, maman, dit Fernande, troublée et épouvantée, de remettre à un autre moment toute explication avec qui que ce soit. — Est-ce que tu penses, Fernande, lui dit Jacques, que nous aurons jamais besoin d’intermédiaire pour nous expliquer ? Est-ce que tu as prié ta mère de venir te protéger et te défendre contre moi ? — Non, non, jamais ! s’écria Fernande en cachant sa tête dans le sein de Jacques, ne le crois pas ! tout cela arrive malgré moi ; n’écoute pas, ne réponds pas… Ma mère, ayez pitié de moi et taisez-vous. — Me taire serait une bassesse, reprit madame de Theursan, si ce que j’aurais à dire pouvait servir à quelque chose ; mais je vois que ce serait prendre une peine inutile. Si tout le monde est content ici, je n’ai plus qu’à me retirer. Mais songez, Fernande, que nous nous voyons pour la dernière fois ; la vie honteuse à laquelle j’espérais vous soustraire et où vous voulez vous plonger plus avant m’interdit désormais toute relation avec vous. J’aurais l’air, aux yeux du monde, d’approuver le scandale de votre conduite, et d’imiter la honteuse complaisance de votre mari. » Fernande, plus pâle que la mort, tomba sur le sofa en disant : « Mon Dieu, épargnez-moi ! » Jacques était aussi pâle qu’elle, mais sa colère ne se révélait que par un petit froncement de sourcil que Fernande m’a appris à observer, et dont madame de Theursan était loin de connaître l’importance. « Madame, dit-il d’une voix très-légèrement altérée, personne au monde, excepté moi, n’a de droits sur ma femme ; vous avez renoncé aux vôtres en la mariant. Je vous défends donc, au nom de mon autorité et de mon affection pour elle, de lui adresser des reproches et des injures, qui, dans l’état où vous la voyez, peuvent lui devenir funestes. Je savais bien que, pour avoir le plaisir de m’offenser, vous ne marchanderiez pas avec la vie de votre fille ; mais si c’est à moi que vous en avez, parlez, j’ai de quoi vous répondre ; il me suffira de vous dire que je vous connais. » Madame de Theursan changea de visage ; mais la colère l’emportant sur la peur que cette espèce de menace avait semblé lui faire, elle se leva, prit Fernande par le bras, et, l’attirant vers moi d’une manière brutale, elle la jeta presque sur mes genoux en disant : « Si c’est là votre choix, Fernande, restez au sein de la honte où votre mari vous a précipitée ; je ne saurais relever une âme avilie. Pour vous, Mademoiselle, dit-elle à Sylvia, je vous fais mon compliment du rôle que vous jouez ici, et j’admire l’habileté avec laquelle vous avez fourni un amant à votre rivale, pour la supplanter plus facilement auprès de son mari. Maintenant je pars ; j’ai rempli le devoir qui m’était imposé en offrant à ma fille l’appui qu’elle aurait dû implorer et qu’elle repousse. Que Dieu lui pardonne, car moi je la maudis ! » Fernande jeta un cri d’effroi. Je la pressai involontairement sur mon cœur. Sylvia dit à madame de Theursan, avec un dédain glacial, qu’elle ne comprenait rien à son apostrophe et qu’elle ne répondait point aux énigmes. « Je vais t’expliquer celle-ci, dit Jacques avec amertume. Madame n’a pas de fortune ; et elle sait que j’ai fait à sa fille un douaire qui, en cas de veuvage ou de séparation, assurerait à celle-ci une existence brillante ; elle cherche à nous brouiller, afin que sa fille, en allant vivre sous sa tutelle, lui donne à gouverner cinquante mille livres de rente : voilà toute l’énigme. » Madame de Theursan était verte de fureur ; mais la haine lui déliant merveilleusement la langue, elle accabla Jacques et Sylvia d’injures si poignantes, que Jacques perdit patience, et fronça le sourcil tout à fait ; alors il ouvrit son portefeuille, et montra à madame de Theursan quelques mots écrits sur un petit papier, avec une image coupée en deux, en s’écriant d’une voix forte, Connaissez-vous cela ? Elle fit un mouvement de rage pour la saisir, en répondant avec égarement qu’elle ne savait point ce que cela signifiait ; mais Jacques, la repoussant, alla ôter du cou de Sylvia une espèce de scapulaire qu’elle porte toujours. Il déchira le sachet de satin noir, en tira une autre moitié d’image qu’il montra à madame de Theursan, et répéta de la même voix tonnante, que je n’avais jamais entendue sortir de sa poitrine : Et cela, le connaissez-vous ? La malheureuse femme s’évanouit presque de honte ; puis elle se releva en criant avec le désespoir de la haine : « Elle n’en est pas moins votre maîtresse, car vous savez bien que ce n’est pas votre sœur ! — Ce n’est pas ta sœur, Jacques ? dit Fernande, qui, ne comprenant pas plus que nous cette scène étrange et mystérieuse, s’était approchée de sa mère pour la secourir. — Non, c’est sa maîtresse, criait madame de Theursan avec égarement, en s’efforçant d’entraîner sa fille. Fuyons cette maison, c’est un lieu de prostitution ; partons, Fernande ; tu ne peux pas rester sous le même toit que la maîtresse de ton mari. » La pauvre Fernande, brisée par tant d’émotions et comme frappée d’étourdissement devant tant de surprises, restait indécise et consternée, tandis que sa mère la secouait et la poussait vers la porte dans une sorte de délire. Jacques la délivra de cette torture, et la conduisant vers Sylvia : « Si ce n’est pas ma sœur, lui dit-il, c’est du moins la tienne ; embrasse-la, et oublie ta mère, qui vient de se perdre par sa faute. »

Madame de Theursan tomba dans d’affreuses convulsions. On l’emporta dans la chambre de sa fille ; mais au moment de suivre Fernande, qui était sortie pour aller soigner sa mère, Sylvia s’arrêta entre Jacques et moi, en nous prenant chacun par un bras : « Jacques, dit-elle, tu as été trop loin, et tu n’aurais pas dû dire cela devant Fernande et devant moi. Je suis bien fâchée de savoir que c’est là ma mère ; j’espérais que celle qui m’a abandonnée en me donnant le jour, était morte. Heureusement Fernande n’a dû rien comprendre à cette scène, et il sera facile de lui faire croire qu’en m’appelant sa sœur vous faisiez simplement un appel à mon amitié. — Qu’elle en pense ce qu’elle pourra, il ne convient à personne ici de lui expliquer ces tristes secrets. Octave les gardera religieusement. — D’autant plus volontiers, lui dis-je, que je ne sais rien, et que je ne devine pas plus que Fernande. » Nous nous séparâmes, et Sylvia passa le reste de la journée dans la chambre de madame de Theursan. Fernande, malade elle-même, avait été forcée d’aller se mettre au lit aussitôt qu’elle avait vu sa mère un peu calmée. Sylvia les a soignées alternativement avec un zèle admirable. Après-tout, c’est une grande et noble créature que Sylvia. Je ne sais ce qui s’est passé entre elle et madame de Theursan ; mais lorsque celle-ci repartit le lendemain matin sans consentir à voir personne, elle se laissa accompagner par Sylvia jusqu’à sa voiture. Je les vis passer dans le parc, d’un endroit où elles ne pouvaient m’apercevoir. Madame de Theursan semblait être accablée, et n’avoir plus de forces pour la colère et le ressentiment. Au moment de quitter Sylvia, pour aller rejoindre sa voiture qui l’attendait à la grille, elle lui tendit la main ; puis, après un instant d’hésitation, elle se jeta dans ses bras en sanglotant. J’entendis Sylvia lui offrir de l’accompagner pendant une partie de la route, pour la soigner. « Non, dit madame de Theursan, votre vue me fait trop de mal ; mais si je vous appelle à ma dernière heure, promettez-moi de venir me fermer les yeux. — Je vous le jure, répondit Sylvia ; et je vous jure aussi que Fernande ne saura jamais votre secret. — Et ce jeune homme le gardera ? ajouta madame de Theursan en parlant de moi ; pardonnez-moi, car je suis bien malheureuse ! — J’ai quelque chose à vous remettre, reprit Sylvia ; c’est les trois lignes écrites que Jacques vous a montrées hier, les seules preuves qui existent de ma naissance : vous pouvez et vous devez les anéantir. Voici encore la moitié de l’image, laissez-moi l’autre ; elle ne peut rien apprendre à personne, et j’y tiens à cause de Jacques. — Bonne, bonne personne ! » s’écria madame de Theursan, en acceptant avec transport le papier que Sylvia lui offrait : ce fut toute l’expres-