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JACQUES.

que pour découvrir la retraite de ton rival et le traiter comme il le mérite ; je t’aiderai. Je ferme ma lettre, il est minuit. Ta femme vient de s’endormir, c’est-à-dire qu’elle va mieux. Je lui ferai des excuses demain.

LXXIV.

DE FERNANDE À OCTAVE.


Tilly, près Tours.

Je suis chez ma mère : offensée et presque insultée par M. Borel, je suis venue me réfugier, non dans le sein d’une protectrice et d’une amie, mais sous le toit d’une personne dont les leçons, quelque dures qu’elles soient, ne seront point des usurpations de pouvoir. Je puis entendre sortir de sa bouche bien des paroles qui me révoltaient dans celle de ce soldat brutal et grossier. Je pars demain pour Saint-Léon ; ma mère m’y conduit. Elle sait notre misérable aventure ; qui ne la sait pas ! mais elle a été moins cruelle pour moi que je ne m’y attendais. Elle rejette tout le blâme sur mon mari, et, malgré tout ce que je puis dire, s’obstine à croire que Sylvia est sa maîtresse, et qu’il m’abandonne pour vivre avec elle. Je ne sais pas qui a répandu dans le pays cet infâme mensonge ; tout le monde l’accueille avec l’empressement qu’on met à croire le mal. Hélas ! ce n’était donc pas assez que je le rendisse ridicule par ma folle conduite, je ne puis empêcher qu’on le calomnie ! Sa bonté, sa confiance envers moi, seront attribuées à des motifs odieux ! Je suis sûre que Rosette nous trahit et vend nos secrets ; je l’ai rencontrée tout à l’heure comme elle sortait de chez ma mère, et elle s’est beaucoup troublée en me voyant. Un instant après, ma mère est venue me parler de mon ménage, de mon imprudent amour, et j’ai vu qu’elle était informée des plus petits détails de notre histoire ; mais informée de quelle manière ! Les faits, en passant par la bouche de cette servante, étaient salis et dénaturés, comme vous pouvez penser : nos premiers rendez-vous au grand ormeau, alors que je croyais me livrer à un sentiment si pur et si peu dangereux, ont été présentés comme une intrigue effrontée ; l’accueil que Jacques vous fit alors a été traité d’infâme complaisance ; et notre double amitié, si longtemps paisible et toujours si pure, est condamnée sans appel comme un double commerce de galanterie. Que puis-je répondre à de telles accusations ? Je n’ai pas la force de me débattre contra une destinée si déplorable ; je me laisse accabler, humilier, salir. Je pense à ma fille qui se meurt, et que je trouverai peut-être morte dans trois jours. Il semble que le ciel soit en colère contre moi ; j’ai donc commis un grand crime en vous aimant ? Votre lettre me fait autant de bien qu’il m’est possible d’en ressentir ; mais que pouvez-vous réparer désormais ? Je sais que vous souffrez autant que moi de mes maux, je sais que vous donneriez votre vie pour m’en préserver ; mais il est trop tard. Je ne vous ferai point de reproches ; je suis perdue, à quoi servirait de me plaindre ?

Je ne sais pas comment m’est parvenue votre lettre, mais je vois, au moyen que vous m’indiquez pour recevoir ma réponse, que vous n’êtes pas loin, et que vous pénétrez presque dans la maison. Octave ! Octave ! vous m’êtes funeste, vous m’avez perdue par la conduite où vous persévérez obstinément. À quoi serviront cette sollicitude et ces poursuites passionnées qui exposent votre vie et qui ruinent mon honneur ? Pourquoi voulez-vous me disputer ainsi à une société qui rit de nos efforts, et pour qui notre affection est un sujet de scandale et de moquerie ? Sous quelque déguisement et avec quelque précaution que vous approchiez de moi, vous serez encore découvert. La maison est petite, je suis gardée à vue, et Rosette vous connaît ; vous voyez où mènent le secours et le dévouement de ces gens-là ; pour un louis ils vous secondent, pour deux ils vous vendent. À quoi vous servira de me voir ? vous ne pouvez rien pour moi. Il faut que mon mari sache tout, et que j’obtienne son pardon. Ce ne sera pas difficile, je connais trop bien Jacques pour craindre aucun mauvais traitement de sa part ; mais son estime me sera retirée à jamais, il n’aura plus pour moi que de la compassion, et sa bonté m’humiliera comme un affront perpétuel. Pour vous, si vous vous obstinez à me voir encore, vous paierez peut-être cette obstination de votre vie ; car Jacques se réveillera enfin du sommeil où la confiance plonge son orgueil. Je ne puis vous empêcher de chercher l’accomplissement de votre fatale destinée ; vous ne pouvez augmenter le mal que vous m’avez fait, qu’en trouvant la mort dans les conséquences de votre amour. Eh bien ! soit. Tout ce qui pourra hâter la mienne sera un bienfait de Dieu : qu’il m’enlève ma fille et qu’il vous frappe, je vous suivrai de près.

LXXV.

D’OCTAVE À FERNANDE.

Je t’ai perdue, tu es désespérée, et tu crois que je t’abandonnerai ? Tu crois que je tiendrai compte des dangers auxquels ma vie peut être exposée, quand la tienne est compromise et désolée par ma faute ? Me prends-tu pour un lâche ? Ah ! c’est bien assez d’être un fou que Dieu maudit, et dont la fatalité déjoue toutes les espérances et traverse toutes les entreprises. N’importe, ce n’est point le moment des plaintes et du découragement ; songe que je ne puis plus te compromettre maintenant ; le mal est fait, rien ne m’en consolera, et mon cœur saignera éternellement pour ma faute. Mais si le passé n’est pas réparable, du moins l’avenir nous appartient, et je ne supporte pas l’idée qu’il doive être pour toi un châtiment implacable et éternel. Pauvre infortunée ! Dieu ne veut pas que tu te résignes à souffrir toute ta vie d’une faute que tu n’as pas commise ; s’il veut punir, il faudra qu’il commence par moi ; mais va, Dieu est indulgent, et il protège ceux que le monde abandonne. Il te préservera, lui seul sait de quelle façon ; du moins il te rendra ta fille. Ce misérable Borel aura exagéré son mal pour se venger de la juste fierté avec laquelle tu repoussais ses insolentes réprimandes. Quand j’ai quitté Saint-Léon, elle était très-légèrement indisposée, et sa constitution annonçait une force capable de résister aux maladies inévitables de l’enfance. Tu la retrouveras guérie, ou, du moins, elle guérira en dormant sur ton sein. Tout le mal est venu, à elle comme à nous, de ton départ. Nous étions une heureuse famille, croyant les uns aux autres, et une même vie semblait nous animer ; tu as voulu rompre cet accord que le ciel ordonnait. Il te poussait dans mes bras ; Jacques l’aurait ignoré ou toléré, et Sylvia n’aurait osé s’en offenser. À présent, le monde a parlé, il a jeté sa hideuse malédiction sur nos amours, il faut les laver avec du sang. Laisse faire, j’offrirai le mien à Jacques jusqu’à la dernière goutte. Ne sais-tu pas que je serais le dernier des lâches si j’agissais autrement ? S’il doit s’apaiser en prenant ma vie et te rendre le bonheur, je mourrai consolé et purifié de mon crime ; mais s’il te maltraite, s’il te menace, s’il t’humilie seulement, malheur à lui ! Je t’ai jetée dans le précipice, je saurai t’en retirer. Crois tu que je m’inquiète du monde ? J’ai cru autrefois que c’était un maître sévère et juste ; j’ai rompu avec lui du jour où il m’a défendu de t’aimer. À présent, je brave ses anathèmes ; je te prendrai dans mes bras et je t’emporterai au bout de la terre. J’enlèverai tes enfants, ta fille au moins avec toi, et nous vivrons au fond de quelque solitude où les clameurs insensées de la société ne nous atteindront pas. Je n’ai pas, comme Jacques, une grande fortune à t’offrir ; mais ce que je possède t’appartiendra ; je me vêtirai en paysan, et je travaillerai pour que ta fille ait une robe de soie, et pour que tu n’aies rien à faire qu’à jouer avec elle. Le sort que je te ferai sera moins brillant que celui dont tu jouis ; mais il te prouvera plus d’amour et de dévouement que tous les dons de ton mari. Relève donc ton courage et hâte-toi d’aller à Saint-Léon. Si je ne craignais d’augmenter sa colère, je viendrais te prendre ce soir dans une chaise de poste et je te conduirais moi-même à ton mari ; mais il croirait peut-être, dans le premier mo-