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JACQUES.

pour que je veuille la persécuter et l’effrayer par des transports qu’elle ne partage pas encore. Elle les partagera, Dieu et la nature le veulent. Quelle digue peut s’opposer à l’amour de deux êtres qui s’entendent et dont les brûlantes aspirations s’appellent et se répondent à toute heure ? Je conçois les joies extatiques de l’amour intellectuel chez des amants jeunes et pleins de vie, qui retardent voluptueusement l’étreinte de leurs bras pour s’embrasser longtemps avec l’âme. Chez les captifs ou les impuissants, c’est une vaine parade d’abnégation qu’expient en secret le spleen et la misanthropie. Je divague donc avec Fernande, et je m’élève dans les régions du platonisme tant qu’elle veut. Je suis sûr de redescendre sur la terre et de l’y entraîner avec moi quand je voudrai.

Tu dois t’étonner de la vie que je mène : moi aussi ; mais, au bout du compte, cet abandon de moi-même au hasard ou au destin, cette soumission de mes actions à mes passions est la seule chose qui me convienne. Je suis un vrai jeune homme, je le sais, au moins je l’avoue, et seul peut-être parmi tous ceux que je vois, je ne joue point de rôle. Je me laisse aller au gré de ma nature, et je n’en rougis pas. Les uns se drapent, les autres se fardent ; il en est qui se plâtrent et veulent se changer en statues majestueuses. Il en est d’autres qui attachent des ailes de papillon à des organisations de tortue. En général, les vieux se font jeunes, et les jeunes affectent la sagesse et la gravité de l’âge mûr. Moi, je suis tout ce qui me passe par la tête et ne m’occupe en aucune façon des spectateurs. J’écoutais dernièrement deux hommes se dépeindre l’un à l’autre. L’un se disait bilieux et vindicatif, l’autre indolent et apathique. Quand nous nous séparâmes en quittant la diligence, tous deux s’étaient déjà révélés : le prétendu bilieux s’était laissé provoquer avec le plus grand sang-froid par l’apathique, lequel n’avait pu supporter une contradiction très-légère sur une question politique. Le besoin de l’affectation est si grand chez les hommes, qu’ils se vantent des défauts qu’ils n’ont pas, plus volontiers que des qualités qu’ils peuvent avoir.

Moi, je cours après l’aimant qui m’attire, et ne tourne les yeux ni à droite ni à gauche pour savoir ce qu’on dit de ma démarche. Quelquefois je me regarde au miroir, et je ris de moi-même ; mais je ne change rien à ma manière d’être, cela me donnerait trop de peine. Avec ce caractère-là, j’attends sans trop d’ennui ni de désespoir ce que le destin va faire de moi ; j’occupe mes instants le plus paisiblement du monde ; la pensée de mon amour suffit pour réchauffer ma tête et entretenir mon espérance. Enfermé dans une petite chambre d’auberge assez fraîche et sombre, j’emploie à dessiner ou à lire des romans (tu sais que j’ai la passion des romans) les heures les plus chaudes de la journée. Personne ici ne me connaît que deux ou trois jeunes gens de Paris qui n’ont aucun rapport avec les Borel. D’ailleurs, les Borel ne connaissent ni mon nom ni ma figure, et mon séjour ici ne peut compromettre Fernande auprès de personne. Jacques lui écrit toujours qu’il reviendra la chercher la semaine prochaine ; mais il est clair comme le jour qu’il n’y pense guère ou qu’il est plus occupé des soins de son exploitation que de sa femme. Il est vrai qu’il ne tient qu’à elle de demander des chevaux de poste, de monter dans sa voiture avec Rosette et d’aller le rejoindre. C’est à quoi je travaille à la décider, car je partirais aussitôt pour mon ermitage, et j’arriverais à quelques jours de distance, en disant à Jacques et à Sylvia que j’ai été faire un tour en Suisse. Ou ils ne se doutent de rien, ou ils veulent ne rien voir. Cette dernière opinion est celle à laquelle je m’abandonne le plus volontiers ; elle apaise beaucoup un reste de remords qui me revient à l’esprit lorsque Fernande, avec ses grands yeux humides d’amour, et ses grands mots de sacrifice et de vertu, me replonge dans les incertitudes du désir et de la timidité. Moi, timide ! c’est pourtant vrai. J’escaladerais les murailles de Babel, et je braverais tous les gardiens de la beauté, eunuques, chiens et gardes-chasse ; mais un mot de la femme que j’aime me fait tomber à genoux. Heureusement les prières d’un amant sont plus impérieuses que les menaces de toute la terre, et même que les terreurs de la conscience. Je verrai Fernande ce soir. Elle vient quelquefois au bal des officiers de la garnison avec madame Eugénie Borel ; je la fais danser sans avoir l’air de la connaître, si ce n’est comme une figure de bal, et je trouve le moyen de lui dire quelques mots. Madame Borel a ici une grande vieille maison déserte, une espèce de pied-à-terre dont on n’ouvre les volets et les portes qu’une fois par semaine. Il doit être facile d’y pénétrer et d’y donner rendez-vous à Fernande. Elle ne veut plus que j’aille rôder dans le parc de Cerisy. J’aime pourtant bien l’amour espagnol ; mais la poltronne n’est plus du même avis.

LXXIII.

DE M. BOREL À JACQUES.


Mon vieux camarade,

Ta fille se meurt, c’est fort bien ; mais ta femme se perd, c’est autre chose. Tu ne peux empêcher l’un, et tu dois t’opposer à l’autre. Laisse donc tes enfants à quelque personne sûre, et reviens chercher madame Fernande. Je me chargerais bien de te la reconduire si tu m’avais donné le droit de lui commander. Mais je n’ai eu de toi à ton départ que cette parole : « Mon ami, je te confie ma femme. » Je ne sais pas bien ce que tu entendais par là, toi qui es un philosophe, et dont les idées diffèrent beaucoup des nôtres ; moi, je suis un vieux militaire et ne connais que le code du régiment. Or, dans mon temps, voilà comme cela se passait, et, dans mon intérieur, voici comment cela se passe encore. Quand un ami, un frère d’armes me recommande sa femme ou sa maîtresse, sa sœur ou sa fille, je me crois investi des droits, ou, pour parler plus juste, chargé des devoirs suivants : 1o souffleter ou bâtonner tout impertinent qui s’adresse à elle avec l’intention évidente de porter atteinte à l’honneur de mon ami, sauf à rendre raison de ma manière de procéder au souffleté ou au bâtonné, si telle est son humeur. Ce premier point sera fidèlement exécuté, tu peux y compter, si le larron de ton honneur me tombe sous la main ; mais jusqu’ici il est aussi insaisissable que la flamme et le vent. 2o Je me crois obligé, quand la femme de mon ami est récalcitrante ou sourde aux bons conseils que je tâche de lui donner d’abord, d’avertir mon ami, afin qu’il mette ordre lui-même à sa conduite, car je n’ai point le droit de la corriger comme je ferais de la mienne en pareille circonstance. Voilà ce dont je m’acquitte, mon cher Jacques, avec beaucoup de chagrin et de répugnance, comme tu peux croire ; mais enfin il le faut. Ce n’est pas une petite responsabilité que d’avoir à garder intacte la vertu d’une femme jeune et jolie comme la tienne. J’ai fait de mon mieux, mais je ne puis empêcher qu’on se moque de moi ; une femme en sait plus long qu’un homme sous ce rapport. Me taire serait tolérer et encourager le mal, et prêter ma maison à un commerce dont ma femme et moi semblerions complices. Je te transmets donc les faits tels qu’ils sont, tu en feras l’usage que tu voudras.

Il y a quinze jours, ou pour mieux dire quinze nuits, j’entendis passer et repasser quelqu’un sous ma fenêtre à deux heures du matin. Mon grand lévrier, qui dort toujours au pied de mon lit, s’élança en hurlant vers la croisée entr’ouverte, et, à ma grande surprise, ce fut le seul chien de la maison qui prit la chose en mauvaise part. Tous les autres, bien qu’accoutumés à faire leur devoir, ne disaient mot, et je pensai que c’était quelqu’un de la maison. J’appelai, je criai qui vive ? plusieurs fois, personne ne répondit ; je pris une simple canne à épée et je sortis, mais je ne trouvai personne, et madame Fernande, qui était à sa fenêtre, m’assura n’avoir rien vu et rien entendu. Cela me parut singulier et invraisemblable ; mais je n’en témoignai rien, et je me tins sur mes gardes les nuits suivantes. Deux nuits après j’entendis très-distinctement les mêmes pas, mon lévrier fit le même tapage ; mais je l’apaisai et je descendis dans le jardin sans faire de bruit. Je vis fuir d’un côté un homme et de l’autre une femme, qui n’était ni plus ni moins que la tienne. Je