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JACQUES.

désespoir, et quand je t’ai demandé si tu croyais qu’il nous fût possible de vivre l’un près de l’autre sans danger, c’est Dieu qui a dicté ta réponse. Ah ! ce oui ! comme tu l’as dit avec enthousiasme et avec confiance ! il m’a frappé d’une commotion électrique ; je m’attendais si peu à cette parole d’encouragement et de pardon ! Un instant, un mot a suffi pour faire de moi un autre homme. Puisque tu es sûre de moi, je le suis aussi ; c’était une lâcheté de fuir quand je pouvais me vaincre ; et d’ailleurs est-ce donc si difficile ? Je ne conçois plus pourquoi j’ai été en proie à ces agitations frénétiques ; c’est que le danger est toujours plus terrible de loin que de près ; c’est que, d’ailleurs, quand je croyais pouvoir succomber et t’entraîner avec moi, je ne te connaissais pas ; je te prenais pour une femme comme les autres, et tu es une divinité qu’aucune souillure humaine ne peut atteindre. Je ne pouvais m’imaginer qu’au lieu de la crainte ou de la colère, quand je t’aurais avoué mes tourments, je trouverais sur ton front cette impassible confiance, et sur tes lèvres ce miséricordieux sourire. Je croyais que tu t’arracherais de mes bras avec effroi, et quand j’approcherais mes lèvres de ton visage pour te donner, comme les autres jours, un fraternel baiser, que tu te détournerais avec indignation. Mais ton innocence brave tous les périls vulgaires et les surmonte tranquillement. Ah ! je saurai m’élever jusqu’à toi, et planer du même vol au-dessus des orages des passions terrestres, dans un ciel toujours radieux, toujours pur. Laisse-moi t’aimer, et laisse-moi donner encore le nom d’amour à ce sentiment étrange et sublime que j’éprouve ; amitié est un mot trop froid et trop vulgaire pour une si ardente affection ; la langue humaine n’a pas de nom pour la baptiser. Mais n’appelle-t-on pas amour aussi l’amitié des mères pour leurs enfants et l’enthousiasme de la foi religieuse ? Ce que tu m’inspires participe de tout cela, mais c’est quelque chose de plus encore. Ah ! sache qu’il faut bien t’aimer, Fernande, pour éprouver ce calme qui est descendu en moi depuis six heures. Chose étrange et délicieuse ! en rentrant dans ma chambre, purifié par mes résolutions, apaisé par ton chaste embrassement, je me suis endormi du plus profond et du plus bienfaisant sommeil que j’aie goûté depuis trois mois, et je viens de m’éveiller plus calme et plus joyeux que je ne l’ai été de ma vie. Oh ! quel bien m’ont fait tes paroles ! Écris-moi, répète-moi tout ce que tu m’as dit, afin que je le relise à genoux si quelque nuage de mélancolie vient encore à passer dans mon beau ciel, et que je retrouve la pure lumière, ô étoile radieuse qui me conduis ! Il me semble que je vois le soleil pour la première fois, tant la nature m’apparaît belle et jeune ce matin ! Je viens d’entendre le premier coup de la cloche qui t’appelle au déjeuner, et j’ai tressailli comme à la voix d’un ami. Quelle belle vie ! comme nous sommes heureux ! Comme je demeure près de toi, Fernande ! le vent d’ouest m’apporte les bruits de ta maison et les parfums de ton jardin. J’ai le temps de m’habiller et d’aller m’asseoir à la même table que toi, avant que Sylvia ait fini d’arranger méthodiquement ses livres et ses crayons dans le grand salon. Comment ! je vais revoir tout cela ! tout cela que j’ai cru quitter pour toujours, hier soir. Je vais encore rire et causer à cette table où il est permis de mettre les deux coudes, et d’où l’on peut se lever autant de fois qu’on veut pendant le repas ? Je vais chanter encore avec toi le duo que nous aimons ? Oh ! quel jour de fête ! Si tu savais comme la lune était belle à son coucher ce matin, quand j’ai traversé le vallon pour revenir chez moi ! Comme l’herbe humide était semée de pâles diamants, et comme les premières fleurs des amandiers exhalaient une odeur fraîche et suave ! Mais tu as joui de tout cela aussi, car tu étais à ta fenêtre, et je t’ai vue aussi longtemps que me l’a permis la distance. Tu me suivais des yeux, ô ma belle amie ! tu m’accompagnais de tes vœux, tu demandais à Dieu de conserver pure en moi l’œuvre de tes pieux efforts, cette nouvelle âme que tu m’as donnée, cette nouvelle vertu que tu m’as révélée ! Allons, allons, je plie ma lettre et je pars ; je viens de regarder dans la lunette d’approche qui est fixée sur ma fenêtre et braquée sur ta demeure ; j’ai vu Sylvia avec sa robe bleue dans le jardin. Tu dors encore, mon petit ange, ou tu habilles tes enfants ; je vais t’aider, et jouer du hautbois pour empêcher ta fille de crier quand tu lui mettras ses bas. Et notre Jacques ! il revient ce soir, n’est-ce pas ? je vais l’embrasser comme si je l’avais perdu pendant dix ans ! Toi, je ne t’embrasserai plus, mais tu me laisseras baiser tes pieds et le bas de ta robe tant que je voudrai.

LIX.

DE FERNANDE À OCTAVE.

Ce qu’il y avait d’affreux et d’impossible, c’était de nous quitter. Je savais bien que vous auriez la force d’étouffer une pensée funeste plutôt que celle de m’abandonner. Je comptais sur votre amitié quand je vous ai dit : « Oui, tu le peux, reste Octave ; renonce à des rêves coupables, fais un noble effort sur toi-même ; ouvre les yeux, regarde comme tu es saintement aimé, comme tu peux être heureux entre ces trois amis qui te chérissent à l’envi l’un de l’autre, et comme tu vas souffrir dans la solitude avec le remords d’avoir désolé un de ces cœurs sincères, et le regret d’avoir affligé les deux autres par ton départ. Examine ton âme, et vois combien elle est belle, jeune et forte ; ne peut-elle, entre deux sacrifices, choisir le plus noble et le plus généreux ? n’es-tu pas sûr qu’elle gouvernera toujours tes passions ? veux-tu que je croie que les sens chez toi commanderont au cœur ? ne serai-je donc pas toujours là pour relever ton courage s’il venait à faiblir ? seras-tu sourd à ma voix quand elle t’implorera ? et ces douces larmes que tu verses maintenant, seront-elles taries quand les miennes couleront ? » Ô cher Octave ! en te parlant ainsi, je sentais Dieu m’inspirer ; une confiance, une foi miraculeuse, descendaient en moi ; j’avais comme une révélation de ce qui allait s’opérer entre nous, et ce fut un prodige en effet que ma résolution et ton enthousiasme en ce moment. Tu ne sais pas comme tu devins beau en tombant à genoux et en levant les bras vers le ciel pour le prendre à témoin de tes serments ; comme ton visage pâle devint vermeil et animé ; comme tes yeux fatigués et presque éteints s’illuminèrent d’une flamme sublime. Ce rayon du ciel a laissé son reflet sur ta figure, et depuis hier tu as une autre expression, une autre beauté que je ne te connaissais pas. Ta voix aussi a changé ; elle a quelque chose qui me pénètre comme une musique délicieuse, et quand tu lis tout haut, je n’écoute pas les mots, je ne comprends pas le sens des choses que tu dis ; la seule harmonie de ta voix m’émeut et me donne envie de pleurer. Moi-même je me sens toute changée ; j’ai des facultés nouvelles, je comprends mille choses que je ne comprenais pas hier ; mon cœur est plus chaud et plus riche ; j’aime mon mari, ma sœur Sylvia et mes enfants plus que jamais ; et pour toi, Octave, je ressens une affection à laquelle je ne chercherai point de nom, mais que Dieu m’inspire et que Dieu bénit. Ah ! que tu es grand et pur, mon ami ! que tu es différent des autres hommes, et combien peu d’entre eux sont capables de te comprendre !

Que serais-je devenue si tu nous avais quittés ? La seule pensée de te perdre me fait encore tressaillir douloureusement. Sais-tu, mon ami, combien tu nous es nécessaire, et à moi surtout ? Ce que tu m’écrivais l’autre jour est bien vrai : nous ne faisons qu’un. Jamais deux caractères ne se sont convenus, jamais deux cœurs ne se sont compris comme les nôtres. Jacques et Sylvia se ressemblent et ne nous ressemblent pas, et c’est pour cela que nous les aimons tant ; voilà pourquoi nous avons pu avoir de l’amour pour eux, mais nous ne pouvons en avoir l’un pour l’autre. Pour alimenter l’amour, il faut, je crois, des différences de goûts et d’opinions, de petites souffrances, des pardons, des larmes, tout ce qui peut exciter la sensibilité et réveiller la sollicitude journalière. L’amitié, l’amour fraternel, si tu veux, est plus heureux et plus également pur ; c’est un refuge contre tous les maux de la vie, c’est une consolation suprême aux douleurs que cause l’amour. Avant de te connaître,