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JACQUES.

déjà beaucoup ? — Eh quoi ! lui ai-je dit, la solitude ne t’a jamais effrayée pour l’avenir ? tu n’as jamais désiré te marier pour avoir un appui, un ami de toute la vie ; pour être mère, Sylvia, ce qu’il y a de plus doux au monde ? — Je n’ai peur ni de l’avenir ni du présent, m’a-t-elle répondu ; j’aurai la force de vieillir sans désespoir. Je ne sens pas le besoin d’un appui ; j’ai assez de courage pour suffire à tous les maux de la vie. Quant à trouver un ami qui ne me manque jamais, c’est un bonheur accordé à une femme sur mille. Tu es bien enfant, Fernande, si tu crois qu’il entre dans la destinée de toutes de rencontrer un mari comme le tien ; et, quant au bonheur de la maternité, je le comprends, je saurais l’apprécier ; mais je n’ai pas encore rencontré l’homme que j’eusse été joyeuse d’associer à ce rôle sacré. Je ne me flatte pas de le rencontrer jamais. Si cela m’arrive, j’en profiterai ; mais je ne suis pas assez romanesque pour espérer ce qui est invraisemblable, ni assez faible pour souffrir d’un désir que je ne puis réaliser. — Tu as l’âme bien forte, lui dis-je. Quant à moi, si je perdais mon mari et mes enfants, je n’espérerais pas remplacer Jacques ; je ne désirerais pas associer, comme tu dis, un autre homme au rôle sacré de la paternité ; je me laisserais mourir. — Tu le pourrais peut-être, a-t-elle dit. Pour moi, je suis douée d’une telle vigueur, que je ne pourrais me débarrasser de la vie que d’une manière violente. » Elle parlait avec sa voix de basse dans le grand salon, où l’obscurité nous avait peu à peu gagnées ; de temps en temps elle frappait un accord mélancolique sur le piano ; en ce moment elle fit une modulation si bizarre et si triste, qu’il me passa un frisson dans tous les nerfs. « Oh ! mon Dieu, m’écriai-je, tu me fais peur ce soir ; je ne sais pas de quoi nous nous avisons de parler ! » J’ai traversé le salon pour tirer la sonnette et demander des bougies, et je me suis figuré que quelqu’un se levait de dessus le sofa en même temps que moi. J’ai fait un grand cri et me suis élancée vers Sylvia à demi morte de frayeur. « Oh ! que tu es enfant et pusillanime pour être la femme de Jacques ! » m’a-t-elle dit d’un ton où il entrait un peu de reproche. Elle s’est levée pour aller tirer la sonnette. « Ne me quitte pas ! me suis-je écriée ; il y a quelqu’un dans la chambre, j’en suis sûre, là, du côté du canapé. — Si cela est, je ne vois pas de quoi tu as peur, car ce ne peut être que Jacques. — Est-ce, toi, Jacques ? » me suis-je écriée d’une voix tremblante. Jacques s’est approché de nous, nous a entourées de ses bras, et nous a embrassées toutes deux. « Va donc chercher de la lumière, méchant ! » lui ai-je dit. Il est sorti sans répondre et n’est rentré qu’une demi-heure après. Nous étions installées déjà, moi à mon métier, Sylvia à copier de la musique. « Tu as une femme bien brave, » lui a dit Sylvia avec son ton de gaieté qui est toujours un peu brusque. Il a fait semblant de n’y rien comprendre, sans doute pour me mystifier, et il a prétendu qu’il était dans le parc depuis plus d’une heure, et qu’il n’en était pas sorti un instant.

Mes enfants se portent à merveille et grossissent à vue d’œil comme des poussins. Jacques me contrarie bien un peu quelquefois à leur égard. Il s’en occupe plus qu’il ne convient à un homme, et prétend que je n’y entends rien. Sylvia se met entre nous ; elle emporte le berceau et dit : « Cela ne vous regarde ni l’un ni l’autre ; ces enfants-là sont à moi. »

XXXVIII

DE FERNANDE À CLÉMENCE.


Lundi.

Décidément, ma chère, il y a un revenant dans la maison ; Jacques et Sylvia en rient ; pour moi, je ne suis pas rassurée du tout. Ou c’est un monsieur très-effronté qui vient faire un petit roman sous nos fenêtres, ou c’est un voleur bien élevé, qui s’y prend de cette manière pour s’introduire dans la maison. Le jardinier a vu se promener une ombre autour de la pièce d’eau, à deux heures du matin, et il a eu une telle peur qu’il en est malade. Pauvre homme ! il n’y a que moi qui le plaigne. Les chiens ont fait des hurlements épouvantables toute la soirée. J’ai conjuré Jacques d’y faire attention, et il n’en a tenu compte ; il est sorti avec Sylvia pour voir rentrer les foins dans une métairie voisine, et ils n’ont pas voulu me laisser aller avec eux, parce qu’il tombe beaucoup d’humidité dans notre vallée à cette heure-ci, et que je suis très-enrhumée. Je commençais à rire moi-même de mes frayeurs, et je m’apprêtais à t’écrire tranquillement, quand j’ai entendu sous ma fenêtre le son d’un hautbois. Je n’ai d’abord songé qu’au plaisir de l’écouter, persuadée que c’était un de ces mille talents que Jacques possède et que je découvre en lui tous les jours. Je me suis mise à la fenêtre, et, après qu’il a eu fini, je lui ai dit en me penchant sur le balcon : « Comme un ange ! Voilà mon gage, beau ménestrel. » Alors j’ai jeté sur la terrasse sablée, qu’éclairait la lune, un bracelet d’or que j’avais au bras. Un homme est sorti aussitôt des buissons, l’a ramassé et l’a emporté en courant ; mais au même instant j’ai entendu derrière moi la voix de Jacques, et je suis restée stupéfaite. J’ai raconté ce qui venait de m’arriver, et pourtant je n’ai pas osé parler du bracelet. J’ai trouvé ma mystification si complète et si ridicule, que j’ai craint les railleries de Sylvia et peut-être les reproches de Jacques ; car c’est lui qui m’avait donné ce bracelet ; son chiffre y est gravé avec le mien, et je suis désespérée de le savoir dans les mains d’un étranger. Plaise à Dieu que ce soit un voleur ! J’aurai fait la niaiserie la plus parfaite qu’on puisse faire en lui jetant mes bijoux à la tête ; mais le présent de Jacques ira chez le fondeur, et ne servira pas de trophée à quelque impertinent. J’ai seulement raconté que j’avais entendu jouer du hautbois, que j’avais appelé, croyant m’adresser à Jacques, et que j’avais vu fuir un homme qui m’avait semblé à peu près de sa taille et vêtu comme lui. Alors nous nous sommes rappelé l’aventure de ma frayeur dans le grand salon d’été ; Jacques a persisté à nier qu’il y fût entré et qu’il se fût diverti à nous écouter. Dans le doute, je n’ai jamais osé parler du baiser que nous avions reçu, Sylvia et moi ; pour elle, elle est si distraite et si peu susceptible de s’étonner ou de s’épouvanter de quelque chose, que je gagerais qu’elle ne s’en souvient plus ; le fait est qu’elle n’en a rien dit ni à Jacques ni à moi, et que je ne sais que penser de cette singulière et fâcheuse aventure. Pour le bracelet, ce n’est certainement pas Jacques qui l’a ramassé ; pour le baiser, j’en doute, car il assure très-sérieusement n’être pas sorti du parc dans ce moment-là. Il est vrai qu’il plaisante quelquefois avec un sang-froid imperturbable, et qu’il s’amuse peut-être en lui-même de ma honte et de mon incertitude.

En attendant que nous sachions ce que signifient ces mauvaises plaisanteries de notre follet, je veux te parler de l’éternelle affaire de la naissance de Sylvia. Est-ce que tu penses qu’elle serait la sœur de Jacques ? Je le pense aussi parfois, mais cette idée m’attriste. Pourquoi alors Jacques m’en fait-il un mystère ? Me juge-t-il incapable de garder un secret ? Si elle est sa sœur, j’en suis plus jalouse que si elle ne l’était pas ; car je gage alors qu’il l’aime plus que moi. Tu te trompes bien, Clémence, si tu crois que je suis capable de cette grossière jalousie qui consisterait à craindre de la part de mon mari une infidélité des sens ; ce que je surveille avec envie, ce que j’interroge avec angoisse, c’est son cœur, son noble cœur, ce trésor si précieux, que l’univers devrait me le disputer, et que je n’ose me flatter d’être digne de le posséder à moi seule tout entier. Sylvia est bien plus raisonnable, bien plus courageuse, bien plus instruite que moi ; son âge, son éducation et son caractère la rapprochent de Jacques, et doivent établir entre eux une confiance bien mieux fondée. Moi je suis une enfant qui ne sait rien et qui ne comprend guère. Pour les arts et les petites sciences que Sylvia me démontre, il me semble que je ne manque pas d’intelligence ; mais quand il est question de la science du cœur, je n’y comprends plus rien, et je ne conçois même pas qu’il y en ait une ; je n’entends rien à leur courage, à leurs prin-