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JACQUES.

plus terribles épreuves. Si je regarde dans ma vie passée, je n’y vois qu’abnégation et sacrifice ; pourquoi donc tant d’autels renversés, tant de ruines et un si épouvantable silence de mort ? Qu’ai-je fait pour rester ainsi seul et debout au milieu des débris de tout ce que j’ai cru posséder ? Mon souffle fait-il tomber en poussière tout ce qui l’approche ? Je n’ai pourtant rien brisé, rien profané ; j’ai passé en silence devant les oracles imposteurs, j’ai abandonné le culte qui m’avait abusé sans écrire ma malédiction sur les murs du temple ; personne ne s’est retiré d’un piége avec plus de résignation et de calme. Mais la vérité que je suivais secouait son miroir étincelant, et devant elle le mensonge et l’illusion tombaient, rompus et brisés comme l’idole de Dagon devant la face du vrai Dieu ; et j’ai passé en jetant derrière moi un triste regard et en disant : « N’y a-t-il rien de vrai, rien de solide dans la vie, que cette divinité qui marche devant moi en détruisant tout sur son passage et en ne s’arrêtant nulle part ? »

Pardonne-moi ces tristes pensées, et ne crois pas que j’abandonne ma tâche ; plus que jamais je suis déterminé à accepter la vie. Dans deux mois je serai père ; je n’accueille point cette espérance avec les transports d’un jeune homme, mais je reçois cet austère bienfait de Dieu avec le recueillement d’un homme qui comprend le devoir. Je ne m’appartiens plus, je ne donnerai plus à mes tristes pensées la direction qu’elles eurent souvent ; je ne saurais m’abandonner à ces joies puériles de la paternité, à ces rêves ambitieux dont je vois les autres occupés pour leur postérité ; je sais que j’aurai donné la vie à un infortuné de plus sur la terre, voilà tout. Ce que j’ai à faire, c’est de lui enseigner comment on souffre sans se laisser avilir par le malheur.

J’espère que cet événement distraira Fernande et dirigera toutes ses sollicitudes vers un but plus utile que de tourmenter et d’interroger sans cesse un cœur qui lui appartient et qui ne s’est rien réservé en s’abandonnant à elle ; si elle n’est pas guérie de cette maladie morale lorsqu’elle aura son enfant dans les bras, il faudra que tu viennes t’asseoir entre nous, Sylvia, pour rendre notre vie plus douce, et prolonger autant que possible ce demi-amour, ce demi-bonheur qui nous reste. J’espère de ta présence un grand changement : ton caractère fort et résolu étonnera Fernande d’abord, et puis lui fera, je n’en doute pas, une impression salutaire ; tu protégeras mon pauvre amour contre les conseils de sa pusillanimité, et peut-être contre ceux de sa mère. Elle reçoit des lettres qui l’attristent beaucoup ; je ne veux rien apprendre à cet égard, mais, je le vois clairement, quelque dangereuse amitié ou quelque malice cruelle envenime ses douleurs. Oh ! que ne peut-elle les verser dans un cœur digne de les adoucir ! Mais les épanchements de l’amitié sont funestes pour un caractère comme le sien, quand ils ne sont pas reçus dans une âme d’élite. Je n’ai rien à faire pour remédier à ce mal : jamais je n’agirai en maître, dût-on égorger mon bonheur dans mes bras.

XXXII.

DE FERNANDE À CLÉMENCE.

Nos jours s’écoulent lentement et avec mélancolie. Tu as raison, il me faudrait quelque distraction ; avec l’espèce de spleen que j’ai, on meurt vite à mon âge si l’on est abandonné à la mauvaise influence ; on guérit vite aussi et facilement si l’on est arraché à ces préoccupations funestes ; car la nature a d’immenses ressources ; mais le moyen dans ce moment-ci ! Je touche au dernier terme de ma grossesse, et je suis si souffrante et si fatiguée que je suis forcée de rester tout le jour sur une chaise longue ; je n’ai pas la force de m’occuper par moi-même. Je surveille les travaux de ma layette, que je fais exécuter par Rosette ; j’ai obtenu de Jacques qu’il la rappelât ; elle travaille fort bien, elle est fort douce et quelquefois assez drôle. Quand Jacques n’est pas auprès de moi, je la fais asseoir près de mon sofa pour me distraire ; mais au bout d’un instant elle m’ennuie. Jacques est devenu, ce me semble, d’une gravité effrayante, il fume cinq heures sur six. Autrefois, j’avais un plaisir extrême à le voir étendu sur un tapis et fumant des parfums ; il est vraiment très-beau dans cette attitude nonchalante et avec une robe de chambre de soie à fleurs, qui lui donne l’air tout à fait sultan. Mais c’est un coup d’œil dont je commence à me lasser à force d’en jouir ; je ne comprends pas qu’on puisse rester si longtemps dans ce morne silence et dans cette immobilité, sans devenir soi-même tapis, carreau ou fumée de tabac. Jacques semble noyé dans la béatitude. À quoi peut-il penser si longtemps ? Comment un esprit aussi actif peut-il subsister dans un corps si indolent ? Je me permets quelquefois de croire que son imagination se paralyse, que son âme s’endort, et qu’un jour on nous trouvera changés tous deux en statues. Cette pipe commence à m’ennuyer sérieusement ; je serais très-soulagée si je pouvais le dire un peu ; mais aussitôt Jacques casserait toutes ses pipes d’un air tranquille et se priverait à jamais du plus grand plaisir qu’il ait peut-être dans la vie. Les hommes sont bien heureux de s’amuser de si peu de chose ! Ils prétendent que nous sommes des êtres puérils ; pour moi, il me serait impossible de passer les trois quarts de la journée à chasser de ma bouche des spirales de fumée plus ou moins épaisses. Jacques y trouve de telles délices que jamais femme ne me fera plus de tort dans son cœur que sa pipe de bois de cèdre incrustée de nacre. Pour lui plaire, je serai forcée de me faire envelopper d’une écorce semblable, et de me coiffer d’un turban d’ambre surmonté d’une pointe.

Voilà la première fois, depuis bien des jours, que je me sens la force de rire de mon ennui ; ce qui m’inspire ce courage, c’est l’espoir d’être bientôt mère d’un beau petit enfant qui me consolera de tous les dédains de M. Jacques. Oh ! comme je l’aime déjà ! comme je le rêve joli et couleur de rose ! Sans les châteaux en Espagne que je fais sur son compte du matin au soir, je périrais de mélancolie ; mais je sens que mon enfant me tiendra lieu de tout, qu’il m’occupera exclusivement, qu’il dissipera tous les nuages qui ont obscurci mon bonheur. Je suis très-occupée à lui chercher un nom, et je feuillette tous les livres de la bibliothèque sans en trouver un qui me semble digne de ma fille ou de mon fils. J’aimerais mieux avoir une fille, Jacques dit qu’il le désire à cause de moi ; je le trouve un peu trop indifférent à cet égard. Si je lui donne un fils, il prendra cela comme une grâce du hasard et ne m’en saura aucun gré. Je me souviens des transports de joie et d’orgueil de M. Borel, lorsque Eugénie est accouchée d’un garçon. Le pauvre homme ne savait comment lui prouver sa reconnaissance ; il a été à Paris en poste lui acheter un écrin magnifique. C’est bien enfant pour un vieux militaire, et pourtant cela était touchant comme toutes les choses simples et spontanées. Jacques est trop philosophe pour s’abandonner à de semblables folies : il se moque des longues discussions que j’ai avec Rosette pour la forme d’un bonnet et le dessin d’une chemisette. Cependant il s’est occupé du berceau avec beaucoup d’attention ; il l’a fait refaire deux ou trois fois, parce qu’il ne le trouvait pas assez aéré, assez commode, assez assuré contre les accidents qui pouvaient y atteindre son héritier. Certainement il sera bon père ; il est si doux, si attentif, si dévoué à tout ce qu’il aime, ce pauvre Jacques ! vraiment, il mériterait une femme plus raisonnable que moi. Je gage qu’avec toi, Clémence, il eût été le plus heureux des hommes. Mais il faudra qu’il se contente de sa pauvre folle de Fernande, car je ne suis pas disposée à l’abandonner aux consolations d’une autre, pas même aux tiennes. Je te vois d’ici pincer les lèvres d’un petit air dédaigneux et dire que j’ai bien mauvais ton ; que veux-tu ? quand on s’ennuie !

Ma mère m’écrit lettres sur lettres, elle est réellement très-bonne pour moi ; Jacques et toi, vous avez tort de lui en vouloir. Elle a des défauts et des préjugés qui, dans l’intimité, la rendent quelquefois un peu désagréable ; mais elle a un bon cœur, et elle m’aime véritablement. Elle s’inquiète de mon état plus que de raison,