Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1853.djvu/233

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
36
JACQUES.

acte de soumission ; pour moi, j’en fus révolté. Il me rappela les scènes orageuses que plusieurs fois j’ai eu à supporter quand, après avoir perdu mon estime, les femmes que j’ai aimées ont voulu en vain ressaisir mon amour. Voir Fernande dans cette situation ! elle si sainte et si vierge de souillure ! cela me fit horreur. Oh ! ce n’est pas ainsi que je veux être aimé ; inspirer à ma femme le sentiment qu’un esclave a pour son maître ! Il me sembla qu’elle se mettait dans cette attitude pour faire abjuration de notre amour et me promettre quelque autre sentiment. Elle ne comprit pas le mal qu’elle me faisait, et elle me fit peut-être dans son cœur un crime de n’avoir pas été reconnaissant de ce qu’elle tentait pour me guérir. Pauvre Fernande !

Tu me recommandes d’être avec elle ce que j’ai été avec toi ! Tu crois donc, Sylvia, que c’est moi qui t’ai faite ce que tu es ? Tu crois qu’une créature humaine peut donner à une autre la force et la grandeur ? Souviens-toi de la fable de Prométhée, que les dieux punirent, non pour avoir fait un homme, mais pour s’être flatté de lui donner une âme. La tienne était déjà vaste et brûlante quand j’y versai la faible lumière de ma réflexion et de mon expérience ; mais, loin de l’exalter, je ne m’occupai qu’à l’éclairer ; je tâchai de diriger vers un but digne d’elle la vigueur de son élan et l’ardeur de ses affections. Je ne fis que lui ouvrir une route ; c’est Dieu qui lui avait donné des ailes pour s’y élancer. Tu avais été élevée au désert ; ton intelligence était si verte et si fraîche, qu’elle s’ouvrait à toutes les idées ; mais cela n’eût pas suffi, si ton cœur n’eût pas été préparé aux sentiments dont je te parlais : tu aurais tout compris sans rien sentir. En un mot, je ne songeai point à t’inspirer, je cherchai à t’instruire. Si je ne l’eusse pas fait, peut-être n’aurais-tu pas appris l’usage des dons de Dieu ; mais certainement ils ne se seraient point perdus sans t’enseigner une conduite noble et ferme dans toutes les occasions sérieuses de ta vie.

Fernande, avec une organisation moins puissante, a eu à combattre les funestes influences des préjugés au milieu desquels elle a grandi ; meilleure peut-être que tout ce qui appartient à la société, elle ne pourra jamais se défaire impunément des idées que la société révère. On ne lui a pas fait, comme à toi, un corps et une âme de fer ; on lui a parlé de prudence, de raison, de certains calculs pour éviter certaines douleurs, et de certaines réflexions pour arriver à un certain bien-être que la société permet aux femmes à de certaines conditions. On ne lui a pas dit comme à toi : « Le soleil est âpre et le vent est rude ; l’homme est fait pour braver la tempête sur mer, la femme pour garder les troupeaux sur la montagne brûlante. L’hiver, viennent la neige et la glace, tu iras dans les mêmes lieux, et tu tâcheras de te réchauffer à un feu que tu allumeras avec les branches sèches de la forêt ; si tu ne veux pas le faire, tu supporteras le froid comme tu pourras. Voici la montagne, voici la mer, voici le soleil ; le soleil brûle, la mer engloutit, la montagne fatigue. Quelquefois les bêtes sauvages emportent les troupeaux et l’enfant qui les garde : tu vivras au milieu de tout cela comme tu pourras ; si tu es sage et brave, on te donnera des souliers pour te parer le dimanche. » Quelles leçons pour une femme qui devait un jour vivre dans la société et profiter des raffinements de la civilisation ! Au lieu de cela, on apprenait à Fernande comment on fuit le soleil, le vent et la fatigue. Quant aux dangers que tu affrontais tranquillement, elle savait à peine s’ils pouvaient exister dans la contrée où elle vivait ; elle en lisait avec effroi la relation dans quelque voyage au Nouveau Monde. Son éducation morale fut la conséquence de cette éducation physique. Nul n’eut la sagesse de lui dire : « La vie est aride et terrible, le repos est une chimère, la prudence est inutile ; la raison seule ne sert qu’à dessécher le cœur ; il n’y a qu’une vertu, l’éternel sacrifice de soi-même. » C’est avec cette rudesse que je te traitai quand tu m’adressas les premières questions ; c’était te rejeter bien loin des contes de fée dont tu t’étais nourrie ; mais cet amour du merveilleux n’avait rien gâté en toi. Quand je te retrouvai au couvent, tu ne croyais déjà plus aux prodiges, mais tu les aimais encore, parce que ton imagination y trouvait la personnification allégorique de toutes les idées d’équité chevaleresque et de courage entreprenant qui ressortaient de ton caractère. Je te parlai de vivre et de souffrir, d’accepter tous les maux et de ne faire plier à aucune des lois de ce monde l’amour de la justice. Je ne trouvai pas nécessaire de t’en dire davantage : tu avais dans le caractère des particularités que le monde eût appelées défauts, et que je respectai comme les conséquences d’un tempérament hardi et généreux. J’ai horreur de ce tempérament de convention que la société fait aux femmes, et qui est le même pour toutes. Le bon cœur sincère et ingénu de Fernande se révolta contre ce joug, et je l’ai aimée à cause de sa haine pour la pédanterie et la fausseté de son sexe. Mais cette forte éducation que je n’avais pas craint de te donner, je n’aurais jamais osé l’essayer avec Fernande ; elle s’était fait à elle-même un monde d’illusions tel que se le font les femmes dont l’âme aimante veut résister au bandeau flétrissant du préjugé ; elle avait ce caractère adorable, mais funeste, que l’on appelle romanesque, et qui consiste à ne voir les choses ni comme elles sont dans la société, ni comme elles sont dans la nature ; elle croyait à un amour éternel, à un repos que rien ne devait troubler. Un instant j’eus envie d’essayer son courage et de lui dire qu’elle se trompait ; mais ce courage me manqua à moi-même. Comment aurais-je pu, lorsqu’elle m’appelait son Messie, lorsqu’elle aussi, à dix-sept ans, me traitait en génie de conte féerique, comme toi à dix ans, me résoudre à lui dire : « Le repos n’existe pas, l’amour n’est qu’un rêve de quelques années au plus ; l’existence que je t’offre de partager avec moi sera pénible et douloureuse, comme toutes les existences de ce monde ! » J’essayai bien de le lui faire comprendre lorsqu’elle me demanda, enfant qu’elle est ! le serment d’un amour éternel. Elle feignit d’accepter tous les dangers de l’avenir, elle se persuada du moins qu’elle les acceptait ; mais je vis bien qu’elle n’y croyait pas. Son découragement et sa consternation me prouvent assez maintenant qu’elle n’avait pas prévu les plus simples contrariétés de la vie ordinaire. Eh ! que ferai-je aujourd’hui ? Irai-je lui parler en pédagogue de souffrance, de résignation et de silence ? Irai-je tout à coup la réveiller au milieu de son rêve et lui dire : « Tu es trop jeune, viens à moi qui suis vieux, afin que je te vieillisse ? Voilà que ton amour s’en va ; il en devait être ainsi, et il en sera de même de tous les bonheurs de ta vie ! » Non. Si je n’ai pas su lui donner le présent, je veux lui laisser du moins l’avenir. Je ne puis pas causer avec elle, tu le vois ! Il m’arriverait de me faire détester, et un matin elle lirait mes trente-cinq ans sur mon visage. Il faut que je la traite en enfant le plus longtemps possible ; au fait, je pourrais être son père, pourquoi dérogerais-je à ce rôle ? Je ne la consolerai, je ne prolongerai son amour, s’il est possible, que par de douces paroles et de douces caresses ; et quand elle ne m’aimera plus que comme un père, je la délivrerai de mes caresses et je l’entourerai de mes soins. Je ne me sens ni offensé ni blessé de sa conduite ; j’accepte sans colère et sans désespoir la perte de mon illusion ; ce n’est ni sa faute ni la mienne.

Mais je suis triste à la mort. Ô solitude ! solitude du cœur !

XXX.

DE FERNANDE À CLÉMENCE.

Jacques m’a fait aujourd’hui un très-grand plaisir : il m’a donné une preuve de confiance. « Mon amie, m’a-t-il dit, je désire appeler auprès de nous une personne que j’aime beaucoup, et que, j’en suis sûr, vous aimerez aussi. Il faudra que vous m’aidiez à l’arracher à la solitude où elle vit, et à l’attacher, au moins pour quelque temps, auprès de nous. — Je ferai ce que vous voudrez, et j’aimerai qui tu voudras, ai-je répondu, à moitié triste et à moitié gaie, comme je suis souvent maintenant. — Je ne t’ai jamais parlé, a-t-il repris, d’une amie qui m’est bien