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JACQUES.

On eut beaucoup de peine à te persuader que je n’étais pas ton père ; tu prétendais que je ne voulais pas en convenir. Le curé tâcha de te faire comprendre que c’était impossible, que j’avais dix ans seulement de plus que toi. Alors tu me demandas impétueusement où étaient ton père et ta mère, et tu me commandas presque de te mener vers eux. Je te répondis qu’ils étaient morts l’un et l’autre, et tu frappas la terre de ton pied nu, en disant : « J’en étais sûre ; à présent, il faut que je reste ici. — Non, te dis-je, c’est moi qui remplace ton père. Il était mon meilleur ami, il m’a cédé ses droits sur toi ; veux-tu me suivre ? — Oui, oui, répondis-tu avec avidité en m’embrassant. — Voilà les enfants ! dit le curé avec tristesse ; on les aime, on les élève, on ne vit que pour eux, et quand on croit jouir de leur reconnaissance et de leur affection, ils vous abandonnent avec joie pour suivre le premier inconnu qui passe, et sans demander seulement où il les mène. »

Tu compris fort bien ce reproche, car tu répondis au curé : « Est-ce que vous croyez que je vous abandonne ? Est-ce que je ne reviendrai pas vous voir et garder les chèvres de ma mère Élisabeth ? Mais, voyez-vous, il faut que je voyage et que je voie tous les pays du monde ; un jour je reviendrai sur un vaisseau, avec beaucoup d’argent que je donnerai à mes frères de lait, et nous achèterons un grand troupeau de chèvres, et nous bâtirons une bergerie sur la montagne des Coquilles. » Tu parlais toujours ainsi une sorte de langage à la fois féerique et biblique, que tu avais appris dans tes lectures. Je passai plusieurs jours dans ton village. J’eus presque envie de t’y laisser, tant cette vie me semblait heureuse, tant les avantages de la société où j’allais te jeter me parurent misérables et dérisoires, auprès de cette existence laborieuse, saine et tranquille. Mais en t’observant, en faisant de longues promenades avec toi dans la montagne, et criblant de questions ton esprit ardent et naïf, en commentant scrupuleusement tes réponses bizarres, parfois éclatantes de bon sens et de raison, souvent folles comme les idées fantastiques de l’enfance, je m’assurai que tu n’étais pas faite pour cette vie pastorale, et que rien ne pourrait t’y attacher. Depuis, dans des douleurs de la vie, tu m’as doucement reproché de t’avoir tirée de cet engourdissement où tu aurais vécu tranquille, pour te lancer dans un monde de souffrances et de déceptions. Hélas ! ma pauvre enfant, le mal était fait avant que je vinsse, et je ne crois pas qu’il faille même en accuser les contes de fées que te prêtait la marquise. Ton intelligence avide et pénétrante était seule coupable, et le germe du désespoir était caché en toi, dans le bouton à peine entr’ouvert de l’espérance. Tu n’avais pas la tête courte et pesante de tes sœurs de lait, et tu n’aurais jamais su, aussi bien qu’elles, faire le fromage et filer la laine. Je me fis raconter, par toi et par ta nourrice, les premières sensations de ta vie. Je sais comme tu te tourmentais pour deviner de qui tu pouvais être fille, quand tu appris qu’Élisabeth n’était pas ta mère. Tu te tenais alors tout le jour sur le bord du sentier qui mène à la mer, et lorsque tu voyais paraître une voile, tu disais : « Voilà maman qui vient me voir avec une robe blanche. » La lecture des féeries joignit à cette continuelle rêverie de ta famille des idées de voyages, de richesse et de générosité. Tu ne songeais qu’à devenir reine, afin de combler de largesses tes parents adoptifs. Ces songes dorés n’auraient jamais pu habiter impunément ton cerveau. Ils ne se seraient pas évanouis tranquillement au jour de la raison, pour faire place aux occupations d’une vie toute matérielle. Le sentiment d’une destinée différente de celles qui t’entouraient les avait fait naître ; ton cœur les aurait regrettés avec amertume, ou tu te serais perdue en cherchant à les réaliser. Tu étais une adorable enfant avec ton caractère franc, hardi et entreprenant, avec ta candeur affectueuse et tes bizarres volontés. Mais il était temps que des occupations plus élevées et des idées plus justes vinssent régler l’élan impétueux de cette jeune tête ; l’éducation te devenait indispensable, non pour être heureuse, ton organisation supérieure ne le permettait guère, mais du moins pour ne pas descendre de l’échelon élevé où Dieu avait placé ton intelligence.

Tu quittas Élisabeth, tes frères de lait, le curé, ta vieille marquise, tous tes amis et jusqu’à tes chèvres, avec une sorte de désespoir passionné. Tu les embrassais alternativement en versant des torrents de larmes. Cependant, quand on te proposait de rester, tu t’écriais : « C’est impossible ! c’est impossible ! il faut que je voyage. » Tu le sentais, Sylvia, cette vie n’était pas faite pour toi. Du fond des abîmes de l’inconnu, une voix mystérieuse s’élevait incessamment vers toi et te réclamait dans cette région des orages que tu devais traverser. Tu es devenue ce que tu es sans rien perdre de ta grâce sauvage et de ta rude franchise. Tu as vu notre civilisation, et tu es restée l’enfant de la montagne. Faut-il s’étonner que tu aies si peu de sympathie avec ce monde imbécile et faux, quand tu rapportes du désert l’âpre droiture et le sévère amour de la justice que Dieu révèle aux cœurs purs et aux esprits robustes, quand tout ton être, et jusqu’à ta vigueur physique, diffère des êtres qui sont autour de toi ? Ils ne te viennent pas à la cheville, pauvre Sylvia, et tu te fatigues à regarder à terre sans trouver un cœur qui soit digne d’être ramassé. Je le crois bien, Octave n’est pas fait pour toi ! et pourtant, s’il est au monde un jeune homme sincère, doux et affectueux, c’est bien lui ; mais le meilleur possible entre tous n’est pas ton égal, et tu dois souffrir. Que veux-tu que je te dise ? aime-le aussi longtemps que tu le pourras.

Quant au secret de ta naissance, je te conjure de ne lui donner aucun détail ; réponds à ses soupçons que je suis ton frère. Les personnes qui ont l’esprit bien fait devraient l’imaginer sans demander d’explication. Les inquiétudes d’Octave m’offensent pour toi. J’ai tort sans doute ; il ne te connaît pas comme moi, il souffre comme souffriraient à sa place les dix-neuf vingtièmes des hommes ; il est jaloux parce qu’il est épris. Je me dis tout cela ; mes je ne puis chasser l’espèce d’indignation qui soulève mon sang à l’idée d’un doute injurieux sur Sylvia. Nous sommes ainsi l’un pour l’autre. Ah ! ma sœur, nous sommes trop orgueilleux ! notre vie sera un combat éternel. Mais que faire ? Je vivrais cent ans que je ne pourrais consentir à m’avouer coupable des lâchetés dont le monde accuse ses enfants. Je sens mon cœur qui se révolte à la seule idée des turpitudes qu’il trouve présumables et naturelles ; et quand je vois le sourire sur les lèvres de celui qui refuse de me croire pur ; quand, après m’avoir accusé d’une scélératesse, il s’en va en me secouant la main et en me disant : « N’importe ! qu’il en soit ce qu’il voudra, tout à vous ; » il me prend des envies de l’insulter, pour mettre entre nous une franche haine au lieu de cette indigne et salissante amitié.

Et toi, juste et sainte créature, qui seule au monde comprends le vieux Jacques et compatis aux souffrances de son orgueil, sois ce que tu voudras pour lui, mais laisse-le se croire, se sentir éternellement ton frère.


DEUXIÈME PARTIE

XIX.

DE FERNANDE À CLÉMENCE


Saint-Léon en Dauphiné, le…

Pardonne-moi, mon amie, d’avoir passé un mois sans t’écrire. C’est bien mal de ma part, et tu as raison de me gronder. Oui, il est bien vrai que je t’ai accablée de mes lettres quand j’étais tourmentée, quand j’avais besoin de tes conseils et de tes consolations ! Et maintenant que je suis heureuse, je te délaisse. L’amour est égoïste, dis-tu ; il n’appelle l’amitié à son secours que lorsqu’il souffre ; j’ai agi du moins comme si cela était inévitable, j’en suis toute honteuse, et je t’en demande pardon.

Pour réparer ma faute ; ce que je puis faire de mieux, c’est de répondre à toutes tes questions, et de te prou-