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LUCREZIA FLORIANI.

les hommes. Mais une jalousie puérile, misérable, le dévorait. Une jalousie rétroactive, le croirais-tu ? Ne pouvant me soupçonner dans le présent, il m’accablait dans le passé. C’était facile : ma vie donne prise au rigorisme ; aussi n’était-ce pas généreux. Je n’ai pu supporter ses querelles, ses reproches, ses emportements, qui menaçaient d’éclater bientôt devant mes enfants. J’ai fui, je me suis tenue cachée ici pendant quelque temps, et quand j’ai su qu’il avait pris son parti, j’ai acheté cette maison et je m’y suis établie. Cependant, je suis encore un peu sur le qui-vive, car il m’aimait beaucoup, et si sa nouvelle maîtresse n’a pas le talent de le retenir, il est capable de me retomber sur les bras ; c’est ce que je ne veux à aucun prix.



Tu ne dors pas, mon bon Karol ? (Page 21.)

— Eh bien, dit Salvator en riant et en lui prenant encore les mains, garde-moi ici pour ton chevalier ; je le pourfendrai s’il se présente.

— Merci, je me garderai bien sans toi.

— Tu ne veux donc pas que je reste ? dit Salvator qui s’était un peu animé avec quelques verres de marasquin de Zara, et qui avait complétement oublié son ami et ses serments.

— Si fait, tant que tu voudras ! répondit la Floriani en lui donnant une petite tape sur la joue, mais sur l’ancien pied.

— Permets que ce soit le pied de guerre, et que je m’insurge.

— Prends garde, dit-elle en se dégageant de ses bras. Si tu n’es plus mon ami comme autrefois, je te renverrai. Allons retrouver ton compagnon de voyage qui doit s’ennuyer là, tout seul, au salon !

Karol qui, appuyé contre une colonne, entendait tout ce dialogue, sortit comme d’un rêve, et s’éloigna pour n’être pas surpris aux écoutes, où il s’était oublié. Il passa sa main sur son front comme pour en chasser l’impression d’un cauchemar. L’effort involontaire qu’il avait fait pour pénétrer dans la pensée d’une existence si orageuse, si désordonnée, si mêlée de choses superbes et déplorables, avait brisé son âme. Il ne concevait pas que Salvator s’enflammât, à mesure que cette femme lui dévoilait audacieusement ses erreurs successives, et que ce qui l’eût repoussé, lui, attirât ce jeune homme insensé comme la lumière attire le papillon de nuit.

Il ne se sentit point capable d’affronter leur présence.