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LUCREZIA FLORIANI.

n’était pas née de mon temps. Il n’y a que toi, Lucrezia, pour faire tout mieux que tout le monde, même les enfants !

— Tu pourrais bien dire surtout les enfants ! répondit-elle ; Dieu m’a bénie sous ce rapport : ils sont aussi bons et aimables et faciles à élever qu’ils sont frais et bien portants. Ah ! tiens, en voici encore un qui vient nous dire bonsoir. Encore une connaissance à faire, Salvator !

Karol qui, après avoir essayé de parcourir une gazette, s’était mis à marcher dans le salon, jeta involontairement les yeux vers la salle à manger, et y vit entrer une belle villageoise qui portait dans ses bras un enfant endormi.

— Voilà une superbe nourrice ! s’écria Salvator ingénument.

— Tu la calomnies, dit la Floriani ; dis plutôt une vierge du Corrége portant il divino bambino. Mes enfants n’ont pas eu d’autre nourrice que moi, et les deux premiers ont souvent pressé mon sein dans la coulisse, entre deux scènes. Je me souviens qu’une fois le public me rappelait avec tant de despotisme après la première pièce, que j’ai été forcée de venir le saluer avec mon enfant sous mon châle. Les deux derniers ont été élevés plus paisiblement. Ce petit-là est sevré depuis longtemps. Vois ! c’est un enfant de deux ans.

— Ma foi, le dernier que je vois me semble toujours le plus beau, dit Salvator en prenant le bambino des mains de la servante. C’est un vrai chérubin ! j’ai bien envie de l’embrasser, mais j’ai peur de le réveiller.

— Ne crains rien : les enfants qui se portent bien et qui jouent toute la journée au grand air ont le sommeil dur. Il ne faut pas les priver d’une bonne caresse ; quand cela ne leur fait pas plaisir, cela leur porte bonheur.

— Ah ! oui, c’est la superstition, à toi ! dit Salvator. Je m’en souviens ! Elle est tendre, et je l’aime, cette idée-là. Tu l’étends jusqu’aux morts, et je me rappelle ce pauvre machiniste que la chute d’un décor avait tué pendant une de tes représentations…

— Ah ! oui, le pauvre homme ! Tu étais là… C’est du temps de ma direction.

— Et toi, courageuse, excellente, tu l’avais fait porter dans ta loge, où il rendit le dernier soupir. Quelle scène !

— Oui, certes, plus terrible que celle que je venais de jouer devant le public. Mon costume fut couvert du sang de ce malheureux !

— Quelle vie que la tienne ! Tu n’eus pas le temps de changer, la pièce marchait, tu reparus sur le théâtre, et on crut que ce sang faisait partie du drame.

— C’était un pauvre père de famille. Sa femme était là, et de la scène je l’entendais crier et gémir dans ma loge. Il faut être de fer pour résister à la vie de comédienne.

— Tu es de fer, en apparence, mais je ne connais pas d’entrailles plus humaines et plus compatissantes que les tiennes. Je me souviens qu’après la représentation, lorsqu’on emporta ce cadavre, tu t’approchas de lui et tu lui donnas un baiser au front, disant que cela aiderait son âme à entrer dans le repos. Les autres actrices, entraînées par ton exemple, en firent autant, et moi-même, pour te plaire, j’eus ce courage, bien que les hommes en aient moins en pareil cas que les femmes. Eh bien ! cela était bizarre et ressemblait à une folie ; mais les choses de cœur vont au cœur. Sa femme, à qui tu assurais une pension, fut encore plus sensible à ce baiser de toi, belle reine, donné au cadavre sanglant d’un affreux ouvrier… (car il était affreux !) qu’à tous tes bienfaits ; elle embrassa tes genoux, elle sentit que tu venais d’illustrer son mari, et qu’il ne pouvait pas aller en enfer avec un baiser de toi sur le front.

Les yeux du fils aîné de la Floriani brillèrent comme des escarboucles pendant ce récit.

— Oui, oui, s’écria ce bel enfant, qui avait les traits purs et la physionomie intelligente de sa mère, j’étais là aussi, moi, et je n’ai rien oublié. Cela s’est passé comme tu le dis, Signor ; et moi aussi, j’ai embrassé le pauvre Giananton !

— C’est bien, Célio, dit la Floriani en embrassant son fils, il ne faut pas trop se rappeler ces émotions-là ; elles étaient bien fortes pour ton âge ; mais il ne faut pas non plus les oublier. Dieu nous défend d’éviter le malheur et la souffrance des autres ; il faut toujours être tout prêt à y courir, et ne jamais croire qu’il n’y ait rien à faire. Tu vois, quand ce ne serait que bénir les morts et consoler un peu ceux qui pleurent ! C’est ta manière de voir, n’est-ce pas, Célio ?

— Oui ! dit l’enfant avec l’accent de franchise et de fermeté qu’il tenait de sa mère ; et il l’embrassa si fort et de si grand cœur, qu’il laissa un instant, sur son cou rond et puissant, la marque de ses vigoureuses petites mains.

La Floriani ne fit pas attention à la rudesse de cette étreinte, et ne lui en sut pas mauvais gré. Elle continua de souper avec grand appétit ; mais toujours occupée de ses enfants, tout en parlant avec animation à Salvator, elle veillait à ce qu’il mesurât avec sagesse les mets et le vin à chacun, suivant son âge et son tempérament.

C’était une nature active dans le calme, distraite pour elle-même et attentive et vigilante pour les autres ; ardente dans ses affections, mais sans puérile inquiétude, toujours occupée de faire réfléchir ses enfants sans entraver leur gaieté, selon la portée de leur âge et la disposition de leur naturel ; jouant avec eux, et, en ce point, extrêmement enfant elle-même, gaie par instinct et par habitude, et surprenante par un sérieux de jugement et une fermeté d’opinions qui n’empêchaient pas une tolérance maternelle, étendue encore au delà du cercle de la famille. Elle avait un esprit net, profond et enjoué. Elle disait des choses plaisantes d’un air tranquille, et faisait rire sans rire elle-même. Elle avait pour système d’entretenir la bonne humeur, et de prendre le côté plaisant des contrariétés, le côté acceptable des souffrances, le côté salutaire des malheurs. Sa manière d’être, sa vie entière, son être lui-même, étaient une éducation incessante pour les enfants, les amis, les serviteurs et les pauvres. Elle existait, elle pensait, elle respirait en quelque sorte pour le bien-être moral et physique d’autrui, et ne paraissait pas se souvenir, au milieu de ce travail, facile en apparence, qu’il y eût pour elle des regrets ou des désirs quelconques.

Cependant, aucune femme n’avait autant souffert, et Salvator le savait bien.

Vers la fin du souper, les petites filles se disposèrent à aller rejoindre leur petit frère, déjà endormi, dans la chambre de leur mère. Le beau Célio qui, en raison de ses douze ans, avait le privilége de ne se coucher qu’à dix heures, alla courir avec son chien sur la terrasse qui dominait la vue du lac.

Ce fut un beau spectacle que de voir la Floriani recevoir au dessert les dernières caresses de ses enfants, en même temps que ces superbes marmots se disaient bonsoir et s’embrassaient les uns les autres avec un cérémonial pétulant, et des accolades moitié tendresse, moitié combat. Avec son profil de camée antique, ses cheveux roulés sans art et sans coquetterie autour de sa tête puissante, sa robe lâche et sans luxe, sous laquelle on avait peine à deviner une statue d’impératrice romaine, sa pâleur calme, marbrée par les baisers violents de ses marmots, ses yeux fatigués, mais sereins, ses beaux bras, dont les muscles ronds et fermes se dessinaient gracieusement lorsqu’elle y enfermait toute sa couvée, elle devint tout à coup plus belle et plus vivante que Salvator ne l’avait encore vue. À peine les enfants furent-ils sortis, qu’oubliant le spectre de Karol qui passait avec agitation sur le fond de la muraille, il laissa déborder son cœur.

— Lucrezia ! s’écria-t-il en couvrant de baisers ses bras fatigués par tant de jeux et d’étreintes maternelles, je ne sais pas où j’avais l’esprit, le cœur et les yeux, quand je me suis imaginé que tu avais vieilli et enlaidi. Jamais tu n’as été plus jeune, plus fraîche, plus suave, plus capable de rendre fou. Si tu veux que je le sois, tu n’as qu’un mot à dire, et peut-être que tu serais obligée d’en dire beaucoup pour m’en empêcher. Tiens, je t’ai toujours aimée d’amitié, d’amour, de respect, d’estime, d’admiration, de passion… et à présent…

— Et à présent, mon ami, tu te moques ou tu dérai-