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JACQUES.

PREMIÈRE PARTIE.

I.

Tilly, près Tours, le…

Tu veux, mon amie, que je te dise la vérité ; tu me reproches d’être trop mademoiselle avec toi, comme nous disions au couvent. Il faut absolument, dis-tu, que je t’ouvre mon cœur et que je te dise si j’aime M. Jacques. Eh bien, oui, ma chère, je l’aime, et beaucoup. Pourquoi n’en conviendrais-je pas à présent ? Notre contrat de mariage sera signé demain, et avant un mois nous serons unis. Rassure-toi donc, et ne t’effraie plus de voir les choses aller si vite. Je crois, je suis persuadée que le bonheur m’attend dans cette union. Tu es folle avec tes craintes. Non, ma mère ne me sacrifie point à l’ambition d’une riche alliance. Il est vrai qu’elle est un peu trop sensible à cet avantage, et qu’au contraire la disproportion de nos fortunes me rendrait humiliante et pénible l’idée de tout devoir à mon mari, si Jacques n’était pas l’homme le plus noble de la terre. Mais tel que je le connais, j’ai sujet de me réjouir de sa richesse. Sans cela, ma mère ne lui aurait jamais pardonné d’être roturier. Tu dis que tu n’aimes pas ma mère et qu’elle t’a toujours fait l’effet d’une méchante femme ; tu fais mal, je pense, de me parler ainsi de celle à qui je dois respect et vénération. Je suis bien coupable, à ce que je vois ; car c’est moi qui t’ai portée à ce jugement par la faiblesse que j’ai eue souvent de te raconter les petits chagrins et les frivoles mortifications de notre intimité. Ne m’expose plus à ce remords, chère amie, en me disant du mal de ma mère.

Ce qu’il y a de plaisant dans ta lettre, ce n’est pas cela certainement ; mais c’est l’espèce de pénétration soupçonneuse avec laquelle tu devines à moitié les choses. Par exemple, tu prétends que Jacques doit être un homme vieux, froid, sec et sentant la pipe ; il y a un peu de vrai dans ce jugement. Jacques n’est pas de la première jeunesse, il a l’extérieur calme et grave, et il fume. Vois combien il est heureux pour moi que Jacques soit riche ! Encore une fois, ma mère aurait-elle toléré sans cela la vue et l’odeur d’une pipe !

La première fois que je l’ai vu, il fumait, et à cause de cela j’aime toujours à le voir dans cette occupation et dans l’attitude qu’il avait alors. C’était chez les Borel. Tu sais que M. Borel était colonel de lanciers du temps de l’autre, comme disent nos paysans. Sa femme n’a jamais voulu le contrarier en rien, et, quoiqu’elle détestât l’odeur du tabac, elle a dissimulé sa répugnance, et peu à peu s’est habituée à la supporter. C’est un exemple dont je n’aurai pas besoin de m’encourager pour être complaisante envers mon mari. Je n’ai aucun déplaisir à sentir cette odeur de pipe. Eugénie autorise donc M. Borel et tous ses amis à fumer au jardin, au salon, partout où bon leur semble ; elle a bien raison. Les femmes ont le talent de se rendre incommodes et déplaisantes aux hommes qui les aiment le plus, faute d’un très-léger effort sur elles-mêmes pour se ranger à leurs goûts et à leurs habitudes. Elles leur imposent au contraire mille petits sacrifices qui sont autant de coups d’épingle dans le bonheur domestique, et qui leur rendent insupportable peu à peu la vie de famille… Oh ! mais je te vois d’ici rire aux éclats et admirer mes sentences et mes bonnes dispositions. Que veux-tu ? je me sens en humeur d’approuver tout ce qui plaira à Jacques, et si l’avenir justifie tes méchantes prédictions, si un jour je dois cesser d’aimer en lui tout ce qui me plaît aujourd’hui, du moins j’aurai goûté la lune de miel.

Cette manière d’être des Borel scandalise horriblement toutes les bégueules du canton. Eugénie s’en moque avec d’autant plus de raison qu’elle est heureuse, aimée de son mari, entourée d’amis dévoués, et riche par-dessus le marché, ce qui lui attire encore de temps en temps la visite des plus tiers légitimistes. Ma mère elle-même a sacrifié à cette considération, comme elle y sacrifie aujourd’hui à l’égard de Jacques, et c’est chez madame Borel qu’elle a été flairer et chercher la piste d’un mari pour sa pauvre fille sans dot.

Allons ! voilà que, malgré moi, je me mets encore à tourner ma mère en ridicule. Ah ! je suis encore trop pensionnaire. Il faudra que Jacques me corrige de cela, lui qui ne rit pas tous les jours. En attendant, tu devrais me gronder, au lieu de me seconder comme tu fais, vilaine !

Je te disais donc que j’avais vu Jacques là pour la première fois. Il y avait quinze jours qu’on ne parlait pas d’autre chose, chez les Borel, que de la prochaine arrivée du capitaine Jacques, un officier retiré du service, héritier d’un million. Ma mère ouvrait des yeux grands comme des fenêtres et des oreilles grandes comme des portes, pour aspirer le son et la vue de ce beau million. Pour moi, cela m’aurait donné une forte prévention contre Jacques, sans les choses extraordinaires que disaient Eugénie et son mari. Il n’était question que de sa bravoure, de sa générosité, de sa bonté. Il est vrai qu’on lui attribue aussi quelques singularités. Je n’ai jamais pu obtenir d’explication satisfaisante à cet égard, et je cherche en vain dans son caractère et dans ses manières ce qui peut avoir donné lieu à cette opinion. Un soir de cet été, nous entrons chez Eugénie ; je crois bien que ma mère avait saisi dans l’air quelque nouvelle de l’arrivée du parti. Eugénie et son mari étaient venus à notre rencontre du côté de la cour. On nous fait asseoir dans le salon ; j’étais près de la fenêtre au rez-de-chaussée, et il y avait devant moi un rideau entr’ouvert. « Et votre ami, est-il arrivé enfin ? dit ma mère au bout de trois minutes. — Ce matin, dit M. Borel d’un air joyeux. — Ah ! je vous en félicite, et j’en suis charmée pour vous, reprend ma mère. Est-ce que nous ne le verrons pas ? — Il s’est sauvé avec sa pipe en vous entendant venir, répond Eugénie ; mais il reviendra certainement. — Oh ! peut-être que non, lui dit son mari ; il est sauvage comme l’habitant de l’Orénoque (tu sauras que c’est une des facéties favorites de M. Borel), et je n’ai pas eu encore le temps de lui dire que je voulais le présenter à deux belles dames. Il faudrait voir s’il ne s’en va pas promener trop loin, Eugénie, et le faire avertir. » Pendant ce temps-là je ne disais rien, mais je voyais très-bien M. Jacques par la fente du rideau. Il était assis à dix pas de la maison, sur des gradins de pierre où Eugénie fait ranger au printemps les beaux vases de fleurs de sa serre chaude. Il me parut, au premier coup d’œil, avoir vingt-cinq ans tout au plus, quoiqu’il en ait au moins trente. Il n’est pas de figure plus belle, plus régulière et plus noble que celle de Jacques. Il est plutôt petit que grand, et semble très-délicat, quoiqu’il assure être d’une forte santé ; il est constamment pâle, et ses cheveux d’un noir d’ébène, qu’il porte très-longs, le font paraître plus pâle et plus maigre encore. Il me semble qu’il a le sourire triste, le regard mélancolique, le front serein et l’attitude fière ; en tout, l’expression d’une âme orgueilleuse et sensible, d’une destinée rude, mais vaincue. Ne me dis pas que je fais des phrases de roman ; si tu voyais Jacques, je suis sûre que tu trouverais tout cela en lui, et bien d’autres choses sans doute que je ne saisis pas, car j’ai encore avec lui une timidité extraordinaire, et il me semble que son caractère renferme mille particularités qu’il me faudra bien du temps pour connaître et peut-être pour comprendre. Je te les raconterai jour par jour, afin que tu m’aides à en bien juger ; car tu as bien plus de pénétration et d’expérience que moi. En attendant, je veux t’en dire quelques-unes.

Il a certaines aversions et certaines affections qui lui viennent subitement et d’une manière tantôt brutale, tantôt romanesque, à la première vue. Je sais bien que tout le monde est ainsi, mais personne ne s’abandonne à ses impressions avec l’aveuglement ou l’obstination de Jacques. Quand il a reçu de la première vue une impression assez forte pour porter un jugement, il prétend qu’il ne le rétracte jamais. Je crains que ce ne soit là une idée fausse et la source de bien des erreurs et peut-être