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ALDO LE RIMEUR.

chose de vrai et de beau, son propre cœur. Si les vains fantômes de mon rêve se sont vite évanouis, c’est qu’elle était une fée, et que sa baguette savait évoquer des mensonges et des merveilles, mais elle est une divinité bienfaisante, cette fée qui me promène sur son char. Elle m’a leurré de cent illusions pour m’éprouver ou pour m’éclairer. Au bout du voyage, je trouverai derrière son nuage de feu, la vérité, beauté nue et sublime que j’ai cherchée, que j’ai adorée à travers tous les mensonges de la vie, et dont le rayon éclairait ma route au milieu des écueils où les autres brisent le cristal pur de leur vertu. Fantômes qui nous égarez, ombres célestes que nous poursuivons toujours dans la nue, et qui nous faites courir après vous sans regarder où nous mettons les pieds, pourquoi revêtez-vous des formes sensibles, pourquoi vous déguisez-vous en femmes ? Appelez-vous la vérité, appelez-vous la beauté, appelez-vous la poésie ; ne vous appelez pas Jane, Agandecca, l’amour.

Tu te plains, malheureux ! Et qu’as-tu fait pour être mieux traité que les autres ? Pourquoi cette insolente ambition d’être heureux ? Pourquoi n’es-tu pas fier de ton laurier de poëte et de l’amour d’une reine ? Et si cela ne te suffit pas, pourquoi ne cherches-tu pas dans la réalité d’autres biens que tu puisses atteindre ? Suffolk était aimé de la reine ; il voulait plus que partager sa couche, il voulait partager son trône. Athol fut aimé de la reine ; il s’ennuyait souvent près d’elle, il désirait la gloire des combats, et le laurier teint de sang, qui lui semblait préférable à tout. Suffolk, Athol, vous étiez des ambitieux, mais vous n’étiez pas des fous ; vous désiriez ce que vous pouviez espérer ; la puissance, la victoire, l’argent, l’honneur, tout cela est dans la vie ; l’homme tenace, l’homme brave doivent y atteindre, La reine a chassé Suffolk ; mais il règne sur une province, et il est content. Athol a été disgracié ; mais il commande une armée, et il est fier.

Moi, que puis-je aimer après elle ? rien. Où est le but de mes insatiables désirs ? dans mon cœur, au ciel, nulle part peut-être ? Qu’est-ce que je veux ? un cœur semblable au mien, qui me réponde ; ce cœur n’existe pas. On me le promet, on m’en fait voir l’ombre, on me le vante, et quand je le cherche, je ne le trouve pas. On s’amuse de ma passion comme d’une chose singulière, on la regarde comme un spectacle, et quelquefois l’on s’attendrit et l’on bat des mains ; mais le plus souvent on la trouve fausse, monotone et de mauvais goût. On m’admire, on me recherche et on m’écoute, parce que je suis un poëte ; mais quand j’ai dit mes vers, on me défend d’éprouver ce que j’ai raconté, on me raille d’espérer ce que j’ai conçu et rêvé. Taisez-vous, me dit-on, et gardez vos églogues pour les réciter devant le monde ; soyez homme avec les hommes, laissez donc le poëte sur le bord du lac où vous le promenez, au fond du cabinet où vous travaillez. — Mais le poëte, c’est moi ! Le cœur brûlant qui se répand en vers brûlants, je ne puis l’arracher de mes entrailles. Je ne puis étouffer dans mon sein l’ange mélodieux qui chante et qui souffre. Quand vous l’écoutez chanter, vous pleurez ; puis vous essuyez vos larmes, et tout est dit. Il faut que mon rôle cesse avec votre émotion : aussitôt que vous cessez d’être attentifs, il faut que je cesse d’être inspiré. Qu’est-ce donc que la poésie ? Croyez-vous que ce soit seulement l’art d’assembler des mots ?

Vous avez tous raison. Et vous surtout, femme, vous avez raison ! vous êtes reine, vous êtes belle, vous êtes ambitieuse et forte. Votre âme est grande, votre esprit est vaste. Vous avez une belle vie ; eh bien ! vivez. Changez d’amusement, changez de caractère vingt fois par jour ; vous le devez, si vous le pouvez ! je ne vous blâme pas ; et, si je vous aime, c’est peut-être parce que je vous sens plus forte et plus sage que moi. Si je suis heureux d’un de vos sourires, si une de vos larmes m’enivre de joie, c’est que vos larmes et vos sourires sont des bienfaits, c’est que vous m’accordez ce que vous pourriez me refuser. Moi, quel mérite ai-je à vous aimer ? je ne puis faire autrement. De quel prix est mon amour ? l’amour est ma seule faculté. À quels plaisirs, à quels enivrements ai-je la gloire de vous préférer ? Rien ne m’enivre, rien ne me plaît, si ce n’est vous. La moindre de vos caresses est un sacrifice que vous me faites, puisque c’est un instant que vous dérobez à d’autres intérêts de votre vie. Moi, je ne vous sacrifie rien. Vous êtes mon autel et mon Dieu, et je suis moi-même l’offrande déposée à vos pieds.

Si je suis mécontent, j’ai donc tort ! À qui puis-je m’en prendre de mes souffrances ? Si je pouvais me plaindre, m’indigner, exiger plus qu’on ne me donne, j’espérerais. Mais je n’espère ni ne réclame ; je souffre.

Eh bien, oui, je souffre et je suis mécontent. Pourquoi ai-je voulu vivre ? Quelle insigne lâcheté m’a poussé à tenter encore l’impossible ? Ne savais-je pas bien que j’étais seul de mon espèce et que je serais toujours ridicule et importun ? Qu’y a-t-il de plus chétif et de plus misérable que l’homme qui se plaint ? Oui, l’homme qui souffre est un fléau ! c’est un objet de tristesse et de dégoût pour les autres ! c’est un cadavre qui encombre la voie publique, et dont les passants se détournent avec effroi. Être malheureux, c’est être l’ennemi du genre humain, car tous les hommes veulent vivre pour leur compte, et celui qui ne sait pas vivre pour lui-même est un voleur qui dépouille ou un mendiant qui assiége.

Meurs donc, lâche ! il est bien temps d’en finir ! tu t’es bien assez cabré sous la nécessité ! Tes flancs ont saigné, et tu n’as pas fait un pas en avant ! Résigne-toi donc à mourir sans avoir été heureux !…

Hélas ! hélas ! mourir, c’est horrible !… Si c’était seulement saigner, défaillir, tomber !… mais ce n’est pas cela. Si c’était porter sa tête sous une hache, souffrir la torture, descendre vivant dans le froid du tombeau ! mais c’est bien pis : c’est renoncer à l’espérance, c’est renoncer à l’amour ; c’est prononcer l’arrêt du néant sur tous ces rêves enivrants qui nous ont leurrés, c’est renoncer à ces rares instants de volupté qui faisaient pressentir le bonheur, et qui l’étaient peut-être !

Au fait, un jour, une heure dans la vie, n’est-ce pas assez, n’est-ce pas trop ! Agandecca, vous m’avez dit des mots qui valaient une année de gloire, vous m’avez causé des transports qui valaient mieux qu’un siècle de repos. Ce soir, demain, vous me donnerez un baiser qui effacera toutes les tortures de ma vie, et qui fera de moi un instant le roi de la terre et du ciel !

Mais pourquoi retomber toujours dans l’abîme de douleur ? pourquoi chercher ces joies, si elles doivent finir, et si je ne sais pas y renoncer ? Les autres se lassent et se fatiguent de leurs jouissances ; moi, la jouissance m’échappe et le désir ne meurt pas ! Ô amour ! éternel tourment !… soif inextinguible !

Si je quittais la reine ?… Mais je ne le pourrai pas ; et, si je le puis, j’aimerai une autre femme qui me rendra plus malheureux. Je ne saurai pas vivre sans aimer. L’amour ou l’amitié ne me paieront pas ce que je dépenserai de mon cœur pour les alimenter !… Comment ai-je pu vivre jusqu’ici ? Je ne le conçois pas. Suis-je le plus courageux ou le plus lâche de tous les hommes ? — Je ne sais pas ; et comment le savoir ? — Celui qui souffre pour donner du bonheur aux autres… oui, celui-là est brave… mais celui qui souffre et qui importune, celui qui veut du bonheur et qui n’en sait pas donner !… Oh ! décidément je suis un lâche ! comment ne m’en suis-je pas convaincu plus tôt ? (Il tire son épée). Lune… brise du soir !… Tais-toi, poëte, tu n’es qu’un sot. Qu’est-ce qui mérite un adieu de toi ? qu’est-ce qui t’accordera un regret ? (Il va pour se tuer.)


Scène V

le docteur ACROCERONIUS, entrant.

Que faites-vous, seigneur Aldo, dans cette attitude singulière ?

Aldo

Vous le voyez, mon cher ami, je me tue.

Acroceronius

En ce cas, je vous salue, et je vous prie de ne pas