Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1853.djvu/194

Cette page a été validée par deux contributeurs.
61
ALDO LE RIMEUR.

Tickle

Oh ! oui, généreux, brave, désintéressé !…

La reine

Ceci est faux ; il était plus épris de mon rang que de ma personne.

Tickle

C’est le malheur des rois.

La reine

Et c’est ce qui me fait chérir l’amour de mon poëte : lui du moins m’aime pour moi seule. Il sait à peine si je suis reine. Il n’en est point ébloui ; même il en souffre, et je crois qu’il me le pardonne.

Tickle

Votre Grâce est-elle bien sûre que dans son orgueil de poëte il ne préfère point sa condition à celle d’un roi ?

La reine

S’il le fait, il fait bien. Le laurier du poëte est la plus belle des couronnes, la plume d’un grand écrivain est un sceptre plus puissant que les nôtres. Moi, j’aime qu’un esprit supérieur sache ce qu’il est et ce qu’il peut être ; c’est ainsi qu’on arrive aux grandes actions.

Tickle

Aussi je crois que le poëte Aldo est réservé à de hautes destinées. Il est digne de commander aux hommes, et un mot de Votre Grâce pourrait l’élever au véritable rang qu’il est né pour occuper…

La reine

Si je ne te savais profondément hypocrite, ô mon cher Tickle, je te dirais que tu es parfaitement imbécile. Qui ? lui ! être mon époux ! régner ! D’abord le sceptre jusqu’ici ne m’a pas semblé trop lourd à porter ; ensuite Aldo est le dernier homme du monde que je pourrais supposer capable de me seconder. Personne ne connaît moins les autres hommes, personne n’a d’idées plus creuses, de sentiments plus exceptionnels, de rêves plus inexécutables. Vraiment ! mon peuple serait un peuple bien gouverné ! il pourrait chanter beaucoup et manger fort peu, ce qui ne laisserait pas que d’être fort agréable, le jour où le poëte-roi aurait découvert le moyen de placer l’estomac dans les oreilles. Laisse-moi, Tickle ; tu n’as pas le sens commun aujourd’hui.

Tickle, sortant.

Fort bien, j’ai réussi à la fâcher ; j’étais bien sûr qu’en disant comme elle, je l’amènerais à dire comme moi.


Scène II

La reine, seule.

Ce Tickle est un fâcheux personnage ; il a une manière d’entrer dans mes idées qui m’en dégoûte sur-le-champ. Ces prétendus bouffons, que nous avons autour de nous, sont comme nos mauvais génies, laids et méchants ; ils tiennent du diable. Ils ont l’art de nous dire la vérité qui nous blesse, et de nous taire celle qui nous serait utile. Quand ils ne mentent pas, c’est que leur mensonge pourrait nous épargner une douleur ou nous sauver d’un péril ; c’est alors seulement qu’ils se refusent le plaisir de nous tromper. Il faut que je voie mon poëte, je me sens attristée et prête à douter de tout. L’homme aux illusions me consolera peut-être. (Elle siffle dans un sifflet d’argent suspendu à son cou.) (Tickle rentre.) Nain, envoyez Aldo près de moi, je l’attends ici.

Tickle

J’y cours avec joie.

La reine

Après tout, Tickle a souvent raison, quand il me dit que cet amour nuit à ma gloire. Le duc de Suffolk m’était moins cher, je l’estimais moins, j’étais moins touchée de son amour ; mais son esprit, moins élevé, était plus positif ; c’était un ambitieux, mais un ambitieux qui secondait toutes mes vues. J’ai aimé autrefois le brave Athol. Celui-là était un beau soldat, un bon serviteur, un véritable ami ; du reste, un montagnard stupide ; mais il était l’appui de ma royauté, il la rendait redoutable au dehors, paisible au dedans ; c’était comme une bonne arme bien trempée et bien brillante dans ma main. Ce poëte est dans mon palais comme un objet de luxe, comme un vain trophée qu’on admire et qui ne sert à rien. Un vêtement d’or vaut-il une cuirasse d’acier ? On aime à respirer les roses de la vallée, mais on est à l’abri sous les sapins de la montagne.

Et pourtant que le parfum d’un pur amour est suave ! Qu’il est doux de se reposer des soucis de la vie active sur un cœur sincère et fidèle ! Qu’ils sont rares, ceux qui savent, ceux qui peuvent aimer ! holocaustes toujours embrasés, ils se consument en montant vers le ciel. Nous pouvons à toute heure chercher sur leur autel la chaleur qui manque à notre âme épuisée, nous la trouvons toujours vive et brillante. Leur sein est un mystérieux sanctuaire où le feu sacré ne s’éteint jamais ; s’il s’éteignait, le temple s’écroulerait comme un monde sans soleil. L’amour est en eux le principe de la vie. Ils pâlissent, ils souffrent, ils meurent, si on froisse leur tendresse délicate et timide. Dites un mot, accordez un regard, ils renaissent, leur sein palpite de joie, leur bouche a de douces paroles de reconnaissance pour bénir, et leurs caresses sont ineffables. Aldo, il n’y a que toi qui saches aimer, et pourtant il est des jours où tu m’ennuies mortellement.


Scène III

LA REINE, ALDO.
Aldo

Que veux-tu de moi, ma bien-aimée ?

La reine

Je voulais te voir, être avec toi.

Aldo

Êtes-vous triste, êtes-vous fatiguée ? Voulez-vous que je chante ? Que puis-je faire pour vous ?

La reine

Êtes-vous heureux ?

Aldo

Je le suis, parce que vous m’aimez.

La reine

Cela ne vous ennuie jamais ? Eh bien ! vous ne me répondez pas ? Déjà votre visage est changé, des larmes roulent dans vos yeux, ma question vous a offensé ?

Aldo

Offensé ? — Non.

La reine

Affligé ?

Aldo

Oui.

La reine

Si vous êtes triste, vous allez me rendre triste.

Aldo

J’essaierai de ne pas l’être ; mais, quand vous avez besoin de distraction et de gaieté, pourquoi me faites-vous appeler ? Ce n’est pas ma société qui vous convient dans ces moments-là. Votre nain Tickle a plus d’esprit et de bons mots que moi.

La reine

Mais il est méchant et laid. J’aime la gaieté, mais c’est un banquet où je ne voudrais m’asseoir qu’avec des convives dignes de moi. Pourquoi méprisez-vous le rire ? Vous croyez-vous trop céleste pour vous amuser comme les autres hommes ?

Aldo

Je me sens trop faible pour professer le caractère jovial. Quand je semble gai, je suis navré ou malade ; le bonheur est sérieux, la douleur est silencieuse. Je ne suis capable que de joie ou de tristesse. La gaieté est un état intermédiaire dont je n’ai pas la faculté, j’y arrive par une excitation factice. Si vous m’ordonnez de rire, commandez le souper, faites danser sir John Tickle sur la table ; en voyant ses grimaces, en buvant du vin d’Espagne, il pourra m’arriver de tomber en convulsion. Mais ici, près de vous, de quoi puis-je me divertir ? Je vous regarde et vous trouve belle ; je suis recueilli. Vous me regardez avec bonté, je suis heureux ; vous me raillez, et je suis triste.