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LUCREZIA FLORIANI.

la Floriani prenait très-philosophiquement son parti et même gaiement, de ces travers prosaïques.

La nuit était venue, et Karol, ni même son ami (à qui les traits de la Floriani étaient cependant assez connus), ne pouvaient bien distinguer son visage. Elle ne parut au prince ni majestueuse dans sa taille, ni élégante dans ses manières, comme on eût pu l’attendre d’une femme qui avait représenté si bien les grandes dames et les reines de théâtre. Elle était plutôt petite et un peu grasse. Sa voix avait beaucoup de sonorité, mais c’était une voix trop vibrante pour les oreilles du prince. Si une femme eût parlé ainsi dans un salon, tous les yeux se fussent portés sur elle, et c’eût été de fort mauvais goût.

Ils traversèrent le parc et le jardin avec Biffi, qui portait la valise, et ils pénétrèrent dans une grande salle d’un style simple et noble, soutenue par des colonnes doriques et revêtue de stuc blanc. Il y avait beaucoup de lumières et de fleurs aux quatre angles, d’où s’élançaient de brillants filets d’eau, amenés à peu de frais du lac voisin.

— Vous êtes étonnés peut-être de tant de clarté inutile, dit la Floriani en voyant l’agréable surprise que ce beau salon causait à Salvator : mais c’est la seule fantaisie que j’aie gardée du théâtre. Même dans la solitude, j’aime un local vaste et brillant de lumières. J’aime aussi la clarté des étoiles ; mais un appartement sombre m’attriste.

La Floriani, à qui cette maison rappelait des souvenirs à la fois doux et cruels, y avait fait beaucoup de changements et d’embellissements. Elle n’y avait laissé intacts que la chambre habitée jadis par sa marraine, madame Ranieri, et un parterre réservé, où cette excellente femme cultivait des fleurs et lui avait enseigné à les aimer. La Ranieri avait tendrement aimé Lucrezia ; elle avait fait son possible pour obtenir que le vieux procureur avare, dont elle avait le malheur d’être la femme et l’esclave, unît son fils à la jeune paysanne instruite. Mais elle avait échoué ; toute cette famille avait disparu. La Floriani chérissait la mémoire des uns, pardonnait à celle des autres, et, après beaucoup d’émotion, elle s’était habituée à vivre là, sans trop se rappeler le passé. C’est parce qu’elle avait fait plusieurs améliorations de nécessité et de goût à cette résidence, d’ailleurs fort simple, que le vieux Menapace, qui ne concevait pas ses besoins d’élégance, d’harmonie et de propreté, l’accusait de s’y ruiner. L’aspect de ce salon plut aussi à Karol. Cette sorte de luxe italien qui s’attache à la satisfaction des yeux, à la beauté des lignes et à l’élégance monumentale plus qu’à la profusion, à la commodité et à la richesse des meubles, était précisément dans ses goûts et répondait à l’idée qu’il se faisait d’une existence à la fois fière et simple. Suivant son habitude de ne pas vouloir sonder trop avant l’âme d’autrui, et de regarder le cadre plutôt que d’étudier l’image, il chercha, dans les habitudes extérieures de la Floriani, de quoi se consoler de ce qu’il jugeait devoir être scandaleux et coupable dans ses mœurs intimes. Mais tandis qu’il admirait les murailles claires et brillantes, les fontaines limpides et les fleurs exotiques, Salvator avait une bien autre préoccupation. Il regardait la Floriani avec inquiétude et avec avidité. Il craignait de ne plus la trouver belle, et peut-être aussi, en songeant au serment qu’il avait fait de partir le lendemain, le désirait-il un peu.

Dès qu’il la vit suffisamment éclairée, il s’aperçut, en effet, d’une notable altération dans sa fraîcheur et dans sa beauté. Elle avait pris quelque embonpoint ; le coloris délicat de ses joues avait fait place à une pâleur unie ; ses yeux avaient perdu une partie de leur éclat, ses traits avaient changé d’expression ; en un mot, elle était moins vivante, moins animée, quoiqu’elle parût plus active et mieux portante que jamais. Elle n’aimait plus : c’était une autre femme, et il fallait quelques instants pour refaire connaissance avec elle.

La Floriani avait alors trente ans : il y en avait quatre ou cinq que Salvator ne l’avait vue. Il l’avait laissée au milieu des émotions du travail, de la passion et de la gloire. Il la retrouvait mère de famille, campagnarde, génie retraité, étoile pâlie.

Elle s’aperçut vite de l’impression que ce changement faisait sur lui ; car ils s’étaient pris par la main et se regardaient attentivement, elle, avec un sourire calme et radieux, lui, avec un sourire inquiet et mélancolique.

— Eh bien, lui dit-elle d’un ton de franchise et de résolution sans arrière-pensée, nous sommes changés tous les deux, n’est-ce pas ? et nous avons quelque chose à corriger dans nos souvenirs ? Ce changement est tout à ton avantage, cher comte. Tu as beaucoup gagné. Tu étais un aimable et intéressant jeune homme : te voilà jeune homme encore, mais homme fait ; plus brun, plus fort, avec une belle barbe noire, des yeux superbes, une chevelure de lion, un air de puissance et de triomphe. Tu es dans le plus beau moment d’épanouissement de ta vie, et tu en jouis grandement, cela se voit dans ton regard plus assuré et plus brillant qu’il ne l’était autrefois. Tu t’étonnes d’être plus beau que moi aujourd’hui ; tu te rappelles le temps où tu croyais que c’était le contraire. Il y a deux raisons à cela : c’est que tu es moins enthousiaste, et que je suis moins jeune. Je vais descendre la pente que tu n’as pas fini de gravir. Tu levais la tête pour me regarder, et, à présent, tu te courbes pour me chercher au-dessous de toi, sur le revers de la vie. Ne me plains pas pourtant ! je crois que je suis plus heureuse dans mon nuage que tu ne l’es dans ton soleil.

VII.

La Floriani avait dans la voix un charme particulier. C’était, à la vérité, une voix trop forte pour une femme du monde, mais parfaitement fraîche encore, et on ne sentait rien, dans le timbre, de l’abus de la parole en public. Il y avait surtout, dans son accent, une franchise qui ne laissait jamais l’ombre du doute sur la sincérité du sentiment qu’elle exprimait, et dans sa diction, qui avait toujours été aussi naturelle sur la scène que dans l’intimité, rien ne rappelait la déclamation et l’emphase des planches. Pourtant, cela était accentué et empreint d’une forte vitalité. À la justesse des intonations, Karol sentit qu’elle avait dû être une actrice parfaite et d’un sympathique irrésistible. Ce fut dans ce sens qu’il exerça son approbation, bien décidé qu’il était à ne voir d’intéressant en elle que l’artiste.

Salvator la savait trop sincère par nature pour affecter le détachement d’elle-même. Il pensa seulement qu’elle se faisait illusion, et il chercha ce qu’il pourrait lui dire pour atténuer l’effet un peu cruel de son premier regard. Mais, dans ces cas-là, on ne peut rien trouver d’assez délicat pour consoler une femme de sa défaite, et il ne sut rien faire de mieux que de l’embrasser, en lui disant qu’elle aurait encore des amants à cent ans, s’il lui plaisait d’en avoir.

— Non, dit-elle en riant ; je ne recommencerai pas Ninon de Lenclos. Pour ne pas vieillir, il faut être oisive et froide. L’amour et le travail ne permettent pas de se conserver ainsi. J’espère garder mes amis, voilà tout. C’est bien assez.

En ce moment, deux petites filles charmantes s’élancèrent dans le salon, en criant que le souper était servi. Les deux voyageurs, ayant pris le leur à Iseo, exigèrent que la Floriani se mit à table avec ses enfants. Salvator prit dans ses bras la petite fille qu’il connaissait et celle qu’il ne connaissait pas, et les porta dans la salle à manger. Karol, qui craignait d’être gênant, resta dans le salon. Mais ces deux pièces étaient contiguës ; la porte resta ouverte, et les murs de stuc étaient sonores. Quoiqu’il désirât rester plongé dans son monde intérieur, et ne prendre aucune part à ce qui se passerait autour de lui dans cette maison, il voyait et entendait tout, et même il écoutait, quoiqu’il en eût une sorte de dépit contre lui-même.

— Ah ça ! disait Salvator en s’asseyant à table à côté des enfants (et Karol remarqua que, lorsqu’il n’était pas dans sa présence immédiate, il ne se gênait plus pour tutoyer la Floriani), permets-moi de servir tes enfants et toi ; voilà déjà que je les adore, ces marmots, comme autrefois, et même cette charmante petite fée blonde qui