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ALDO LE RIMEUR.

déjà ! Cette nuit sera-t-elle perdue comme les autres ?… non, il ne le faut pas… Je ne puis différer davantage… Il ne me reste pas une guinée, et ma mère aura faim et froid demain, si je dors cette nuit… J’ai faim moi-même… et le froid me gagne… Ah ! je sens à peine ma plume entre mes doigts glacés… ma tête s’appesantit… Qu’ai-je donc ? — Je n’ai rien fait et je suis éreinté !… mes yeux sont troublés… Est-ce que j’aurais pleuré ?… ma barbe est humide… oui, voici des larmes sur les stances à Jane… J’ai pleuré tout à l’heure en songeant à elle… Je ne m’en étais pas aperçu. Ah ! tu as pleuré, misérable lâche ! tu t’es énervé à te raconter ta douleur, quand tu pouvais l’écrire et gagner le pain de ta mère ; et maintenant te voici épuisé comme une lampe vers le matin, te voici pâle comme la lune à son coucher… C’est la troisième nuit que tu emploies à marcher dans ta chambre, à tailler ta plume et à te frapper le front sur ces murs impitoyables ! Ô rage ! impuissance, agonie ! (Se levant.) Mon courage, m’abandonnes-tu aussi, toi ? Mes amis m’ont tourné le dos, mon génie s’est couché paresseux et insensible à l’aiguillon de la volonté, ma vie elle-même a semblé me quitter, mon sang s’est arrêté dans mes veines, et la souffrance de mes nerfs contractés m’a arraché des cris. Tout cela est arrivé souvent, trop souvent ! Mais toi, ô courage ! ô orgueil ! fils de Dieu, père du génie, tu ne m’as jamais manqué encore. Tu as levé d’aussi lourds fardeaux, tu as traversé d’aussi horribles nuits, tu m’as retiré d’aussi noirs abîmes… Tu sais manier un fouet qui trouve encore du sang à faire couler de mes membres desséchés ; prends ton arme et fustige mes os paresseux, enfonce ton éperon dans mon flanc appauvri…



Mon cher Monsieur, vous êtes poëte ?… (Page 54.)

J’ai entendu gémir là-haut ! sur ma tête !… c’est ma mère !… Elle souffre, elle a froid peut-être. J’ai mis mon manteau sur elle pour la réchauffer. Il ne me reste plus rien… Ah ! mon pourpoint pour envelopper ses pieds. (Il monte dans la soupente et revient en chemise et en grelottant.)

Froid maudit ! ciel de glace !

Cela se passe, je m’engourdis… si je pouvais composer quelque chose !… Une bonne moquerie sur l’hiver et les frileux. (Sa voix s’affaiblit.) Une satire sur les nez rouges… (Une pause.) Une épigramme sur le nez de l’archevêque qui est toujours violet après souper… (Une pause.) Une chanson, cela me réveillera ; si je viens