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ALDO LE RIMEUR.

Aldo

De tout mon cœur, j’en sais la rédaction. (Il écrit.) Voulez-vous signer maintenant ? moi, je signe.

Tickle

Permettez-moi d’en prendre connaissance. (Il lit.) « Je m’engage, moi, Aldo de Malmor, dit le rimeur à la ville, et le barde à la cour, à jeter par les fenêtres le très illustre seigneur John Bucentor Tickle, nain et bouffon de la reine, la première fois qu’il franchira le seuil de ma maison. Fait double entre nous, etc. » Bravo ! bravo ! c’est la première scène du drame !

Aldo

Non, c’est un dénoûment tout prêt, et que je vous offre gratis.

Tickle

J’en suis trop reconnaissant, je cours le porter à la reine qui en sera charmée. (Il saute en bas de la table et s’enfuit.) Tu me le paieras !

Aldo

Tu me le paieras aussi, canaille, si tu retombes sous ma main.


Scène II

Aldo, seul.

Un ennemi de plus ! et c’est ainsi que je vis ! Chaque jour m’amène un assassin ou un voleur. Misérables ! vous me réduisez à l’aumône, mais vous n’aurez pas bon marché de ma fierté. Allons ! ce fat m’a fait perdre une demi-heure ! remettons-nous à l’ouvrage. La nuit s’avance ; je ne serai plus dérangé. Tout est silencieux dans la ville et autour de moi. Dévorons cette nouvelle insulte ; quand le brodequin est bon, le pied ne craint pas de se souiller en traversant la boue. Écrivons.

Travailler !… chanter ! faire des vers ! amuser le public ! lui donner mon cerveau pour livre, mon cœur pour clavier, afin qu’il en joue à son aise, et qu’il le jette après l’avoir épuisé en disant : Voici un mauvais livre, voici un mauvais instrument. Écrire ! écrire !… penser pour les autres… sentir pour les autres… abominable prostitution de l’âme ! Oh ! métier, métier, gagne-pain, servilité, humiliation ! — Que faire ? — Écrire ? sur quoi ? — Je n’ai rien dans le cerveau, tout est dans mon cœur !… et il faut que je te donne mon cœur à manger pour un morceau de pain, public grossier, bête féroce, amateur de tortures, buveur d’encre et de larmes ! — Je n’ai dans l’âme que ma douleur ; il faut que je te repaisse de ma douleur ! Et tu en riras peut-être ! Si mon luth mouillé et détendu par mes pleurs rend quelque son faible, tu diras que toutes mes cordes sont fausses, que je n’ai rien de vrai, que je ne sens pas mon mal… quand je sens la faim dévorer mes entrailles ! la faim, la souffrance des loups ! Et moi, homme d’intelligence et de réflexion, je n’ai même pas la gloire d’une plus noble souffrance !… Il faut que toutes les voix de l’âme se taisent devant le cri de l’estomac qui faiblit et qui brûle ! — Si elles s’éveillent dans le délire de mes nuits déplorables, ces souffrances plus poignantes, mais plus grandes, ces souffrances dont je ne rougirais pas si je pouvais les garder pour moi seul, il faut que je les recueille sur un album, comme des curiosités qui se peuvent mettre dans le commerce, et qu’un amateur peut acheter pour son cabinet. Il y a des boutiques où l’on vend des singes, des tortues, des squelettes d’homme et des peaux de serpent. L’âme d’un poëte est une boutique où le public vient marchander toutes les formes du désespoir : celui-ci estime l’ambition déçue sous la forme d’une ode au dieu des vers ; celui-là s’affectionne pour l’amour trompé, rimé en élégie. Cet autre rit aux éclats d’une épigramme qui partit d’un sein rongé par la colère, d’une bouche amère de fiel. Pauvre poëte ! chacun prend une pièce de ton vêtement, une fibre de ton corps, une goutte de ton sang ; et quand chacun a essayé ton vêtement à sa taille, éprouvé la force de tes nerfs, analysé la qualité de ton sang, il te jette à terre avec quelques pièces de monnaie pour dédommagement de ses insultes, et il s’en va, se préférant à toi dans la sincérité de ses pensées insolentes et stupides. — Ô gloire du poëte, laurier, immortalité promise, sympathie flatteuse, haillons de royauté, jouets d’enfants ! que vous cachez mal la nudité d’un mendiant couvert de plaies ! Oh ! méprisables ! méprisables entre tous les hommes, ceux qui, pouvant vivre d’un autre travail que celui-là, se font poëtes pour le public ! Misérables comédiens qui pourriez jouer le rôle d’hommes, et qui montez sur un tréteau pour faire rire et pleurer les désœuvrés ! n’avez-vous pas la force de vivre en vous-mêmes, de souffrir sans qu’on vous plaigne, de prier sans qu’on vous regarde ? Il vous faut un auditoire pour admirer vos puériles grandeurs, pour compatir à vos douleurs vulgaires ! Celui qui est né fils de roi, d’histrion ou de bourreau suit forcément la vocation héréditaire ; il accomplit sa triste et honteuse destinée. S’il en triomphe, s’il s’élève seulement au niveau des hommes ordinaires, qu’il soit loué et encouragé ! Mais vous, grands seigneurs, hommes instruits, hommes robustes, vous avez la fortune pour vous rendre libres, la science pour vous occuper, des bras pour creuser la terre en cas de ruine ; et vous vous faites écrivains ! et vous nous livrez les facultés débauchées de votre intelligence, vous cherchez la puissance morale dans l’épanchement ignoble de la publicité ! vous appelez la populace autour de vous, et vous vous mettez nus devant elle pour qu’elle vous juge, pour qu’elle vous examine et vous sache par cœur ! Oh ! lâche ! si vous êtes difforme, et si, pour obtenir la compassion, vous vous livrez au mépris ! lâche encore plus si vous êtes beau et si vous cherchez dans la foule l’approbation que vous ne devriez demander qu’à Dieu et à votre maîtresse… C’est ce que je disais l’autre jour au duc de Buckingham qui me consultait sur ses vers. — Et il a tellement goûté mon avis, qu’il m’a mis à la porte de chez lui, et m’a fait retirer la faible pension que m’accordait la reine, en mémoire des services de mon père dans l’armée… Aussi, maintenant plus que jamais, il faut rimer, pleurer, chanter… vendre ma pensée, mon amour, ma haine, ma religion, ma bravoure, et jusqu’à ma faim ! Tout cela peut servir de matière au vers alexandrin et de sujet au poëme et au drame. Venez, venez, corbeaux avides de mon sang ! venez, vautours carnassiers ! Voici Aldo qui se meurt de fatigue, d’ennui, de besoin et de honte. Venez fouiller dans ses entrailles et savoir ce que l’homme peut souffrir : je vais vous l’apprendre, afin que vous me donniez de quoi dîner demain… Ô misère ! c’est-à-dire infamie ! — (Il s’assied devant une table.) Ah ! voici des stances à ma maîtresse !… J’ai vendu trois guinées une romance sur la reine Titania ; ceci vaut mieux, le public ne s’en apercevra guère… mais je puis le vendre trois guinées !… Le duc d’York m’a promis sa chaîne d’or si je lui faisais des vers pour sa maîtresse… Oui, lady Mathilde est brune, mince : ces vers-là pourraient avoir été faits pour elle ; elle a dix-huit ans, juste l’âge de Jane… Jane ! je vais vendre ton portrait, ton portrait écrit de ma main ; je vais trahir les mystères de ta beauté, révélée à moi seul, confiée à ma loyauté, à mon respect ; je vais raconter les voluptés dont tu m’as enivré et vendre le beau vêtement d’amour et de poésie que je t’avais fait, pour qu’il aille couvrir le sein d’une autre ! Ces éloges donnés à la sainte pureté de ton âme monteront comme une vaine fumée sur l’autel d’une divinité étrangère ; et cette femme à qui j’aurai donné la rougeur de tes joues, la blancheur de tes mains, cette vaine idole que j’aurai parée de ta brune chevelure et d’un diadème d’or ciselé par mon génie, cette femme qui lira sans pudeur à ses amants et à ses confidentes les stances qui furent écrites pour toi, c’est une effrontée, c’est la femelle d’un courtisan, c’est ce qu’on devrait appeler une courtisane ! — Non, je ne vendrai pas tes attraits et ta parure, ô ma Jane ! simple fille qui m’aimas pour mon amour, et qui ne sais pas même ce que c’est qu’un poëte. Tu me t’es pas enorgueillie de mes louanges, tu n’as pas compris mes vers ; eh bien, je te les garderai. Un jour peut-être… dans le ciel, tu parleras la langue des dieux !… et tu me répondras… ma pauvre Jane !… (L’horloge sonne minuit.) Déjà minuit !… Et je n’ai rien fait encore, la fatigue m’accable