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ISIDORA.

L’amour ! c’est un mot générique, et qui embrasse tant de sentiments divers ! L’amour divin, l’amour maternel, l’amour conjugal, l’amour de soi-même, tout cela n’est point l’amour de l’amant pour sa maîtresse. Hélas ! si j’osais encore me croire philosophe, je tâcherais de me définir à moi-même ce sentiment que je porte en moi pour mon supplice et qui n’a jamais été satisfait. Ô éternelle aspiration, désir de l’âme et de l’esprit, que la volupté ne fait qu’exciter en vain ! Tous les hommes sont-ils donc maudits comme moi ? sont-ils donc condamnés à posséder une femme qu’ils voudraient voir transformée en une autre femme ? Est-ce la femme qu’on ne possède pas, qui, seule, peut revêtir à nos yeux ces attraits qui dévorent l’imagination ! Est-ce la jouissance d’un bien réel qui nous rassasie et nous rend ingrats ?

CAHIER A.

Comme elle est pâle ! comme sa démarche est lente et affaissée ! Quel mal inconnu ronge donc ainsi cette fleur sans tache ? Oh ! du moins c’est une noble passion, c’est un chaste souvenir ou un désir céleste ; c’est le besoin inassouvi de l’idéal et non le dégoût impie et insolent des joies de la terre. Tu n’as abusé de rien, toi ! tu mériterais le bonheur. Quel est donc l’insensé qui ne l’a pas compris, ou l’infâme qui te le refuse ? Si je le connaissais, j’irais le chercher au bout du monde, pour l’amener à tes pieds ou pour le tuer !… Je suis fou !… Et toi, tu es si calme !

CAHIER I.

I. — Non, je ne suis pas de ces êtres stupides et orgueilleux qui se lassent du bonheur. Si j’avais le bonheur, je le savourerais comme jamais homme ne l’a savouré. Je ne me défends pas d’aimer. Je livre mon être et ma vie à quelqu’un qui ne veut pas ou ne peut pas s’en emparer : voilà tout. L’amour est un échange d’abandon et de délices ; c’est quelque chose de si surnaturel et de si divin, qu’il faut une réciprocité complète, une fusion intime des deux âmes ; c’est une trinité entre Dieu, l’homme et la femme. Que Dieu en soit absent, il ne reste plus que deux mortels aveugles et misérables, qui luttent en vain pour entretenir le feu sacré, et qui l’éteignent en se le disputant. Influence divine, ce n’est pas moi qui t’ai chassée du sanctuaire ! c’est elle, c’est son orgueil insatiable ; c’est son inquiétude jalouse, qui t’éloignent sans cesse.

CAHIER A.

Oh ! si tu pouvais me donner un jour, une heure, du calme divin que ton âme renferme, et que reflète ton front pâle, je serais dédommagé de toute ma vie de rêves dévorants et de tourments ignorés.

Le calme ! sans doute, tu ne peux ou ne veux pas donner autre chose.

D’où vient que ton amitié ne me l’a pas donné ? Il est des pensées terribles dont l’ivresse n’oserait s’élever jusqu’à toi. Mais, si l’on pouvait s’asseoir à tes pieds, plonger, sans frémir, dans ton regard, respirer une heure, sans témoins opportuns et sans crainte de t’offenser, l’air qui t’environne… serait-ce trop demander à Dieu ? et n’ai-je pas assez souffert pour qu’il me soit permis de me représenter une si respectueuse et si enivrante volupté ?

CAHIER I.

Non, l’amour ne peut pas être l’infatigable exercice de l’indulgence et de la compassion. Dieu n’a pas voulu que la plus chère espérance de l’homme vint aboutir à l’abjuration de toute espérance. Philosophes austères, moralistes sans pitié, vous mentez si vous prétendez que l’amour n’a que des devoirs à remplir et point de joies pures à exiger. Et vous autres, sceptiques matérialistes, qui prétendez que le plaisir est tout, et qu’on peut adorer ce qu’on n’admire pas, vous mentez encore plus. Vous mentez tous, aucun de vous n’aima jamais. Je ne peux pas aimer sans bonheur, et je ne veux pas de plaisirs sans amour. Elle a raison, elle qui devine ma soif et les tourments de mon âme ! elle sent, elle sait que je ne l’aime pas comme elle veut être aimée, comme elle ne peut pas aimer elle-même. Ambitieuse effrénée, qui veut qu’on lui donne ce qu’elle n’a plus, et qu’on l’adore comme une divinité quand elle ne croit plus elle-même !… Ô malheureuse, malheureuse entre toutes les femmes, pourquoi faut-il que tu sois à jamais punie des erreurs qui t’ont brisée et du mal que tu détestes !

CAHIER A.

Et vous, qui n’aimez pas, qui n’avez peut-être jamais aimé, qui semblez vouloir n’aimer jamais, quelle pensée d’ineffable mélancolie peut donc vous tenir lieu de ce qui n’est pas, et vous préserver de ce qui pourrait être ? Mais qui donc saura jamais…


Ici le journal de Jacques Laurent paraît avoir été brusquement abandonné ; nous en avons vainement cherché la suite. Une lettre d’Isidora, datée de trois mois plus tard, nous explique cette interruption.

LETTRE PREMIÈRE.

ISIDORA À MADAME DE T…

« Alice, revenez à Paris, ou rappelez auprès de vous le précepteur de votre fils. Ses vacances ont duré assez longtemps, et Félix ne peut se passer des leçons de son ami. Quant à vous, ma sœur, cette solitude vous tuera. Je ne crois pas à ce que vous m’écrivez de votre santé et de votre tranquillité d’esprit. Moi, je pars, ma belle et chère Alice ; je quitte la France, je quitte à jamais Jacques Laurent. Lisez ces papiers que je vous envoie et que je lui ai dérobés à son insu. Sachez donc enfin que c’est vous qu’il aime ; efforcez-vous de le guérir ou de le payer de retour. Je sais que son cœur généreux va s’effrayer et s’affliger pour moi de mon sacrifice. Je sais qu’il va me regretter, car s’il n’a pas d’amour pour moi, il me porte du moins une amitié tendre, un intérêt immense. Mais que vous l’aimiez ou non, pourvu qu’il vous voie, pourvu qu’il vive près de vous, je crois qu’il sera bientôt consolé.

« Et puis il faut vous avouer que je l’ai rendu cruellement malheureux. Vous vous étiez trompée, noble Alice ! nous ne pouvions pas associer des caractères et des existences si opposées. Voilà près d’une année que nous luttons en vain pour accepter ces différences. L’union d’un esprit austère avec une âme bouleversée par les tempêtes était un essai impossible. C’est une femme comme vous que Jacques devait aimer, et moi j’aurais dû le comprendre dès le premier jour où je vous ai vue.

« Je vous ferai ma confession entière. Depuis trois mois que j’ai surpris et comme volé le secret de Jacques, j’ai mis tout en œuvre pour le détacher de vous. Excepté de lui dire du mal de vous, ce qui m’eût été impossible, j’ai tout tenté pour vaincre l’obstacle, pour triompher de la passion que vous lui inspirez, et qui me causait une jalousie effrénée. Cette ambition avait réveillé mon amour, qui commençait à périr de fatigue et de souffrance ; je suis redevenue coquette, habile, tour à tour humble et emportée, boudeuse et soumise, ardente et dédaigneuse. Rien ne m’a réussi ; votre absence lui avait ôté, je crois, jusqu’au sentiment de la vie. Il n’était plus auprès de moi qu’une victime du dévouement qu’il s’était imposé, et je suis presque certaine que, sans la crainte de vous sembler coupable et d’être blâmé par vous, son courage ne se serait pas soutenu. Mais je suis sûre aussi que, pour conquérir votre estime, il eût fait