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ISIDORA.

portent le silence et le mystère jusque dans le tombeau.

Alice fut plus en danger de mourir durant cette effroyable crise nerveuse que Laurette ne put le comprendre. Elle ne faisait pas entendre une plainte.

Froide, raide et pâle comme une statue de marbre blanc, les yeux ouverts et fixes, elle n’avait aucune connaissance, aucun sentiment de sa situation ; si Laurette ne l’eût sentie respirer faiblement, elle l’eût crue morte : mais comme elle respirait et ne pouvait exprimer sa souffrance, la bonne Allemande s’imagina parfois qu’elle dormait les yeux ouverts.

Heureusement l’affection fait parfois deviner aux êtres les plus simples ce qui peut nous sauver. Laurette sentant le corps d’Alice si froid et si contracté, ne songea qu’à la réchauffer, et elle finit par amener une légère transpiration. Peu à peu Alice revint à elle-même, et le premier mot qu’elle put articuler, fut pour demander à son humble amie si elle avait parlé.

« Hélas ! Madame, répondit Laurette, vous en étiez bien empêchée. Voyons si vous n’avez point la langue coupée ou les dents cassées ; car je n’ai jamais pu vous faire avaler une seule goutte d’eau.

« Dieu soit loué ! votre belle bouche n’a rien de moins, et maintenant que vous voilà mieux, il vous faut le médecin et du bouillon.

— Tout ce que tu voudras, Laurette. À présent, j’ai ma tête, je vois clairement. Je souffre beaucoup, mais je suis en possession de ma volonté.

« Embrasse-moi, ma bonne créature, et va te reposer. Envoie-moi mon fils et les autres femmes. Si je me sens redevenir folle, je te ferai rappeler bien vite.

— Eh ! Madame, vous n’avez été que trop sage, » dit Laurette naïvement.

Le médecin s’étonna de trouver Alice si faible, et s’émerveilla des terribles effets de la migraine chez les femmes.

Vingt-quatre heures après, Alice était levée et prenait du chocolat au lait d’amandes dans son petit salon, avec son fils, qui la réjouissait de ses caresses, et qui la regardait de temps en temps en lui disant :

« Petite mère, pourquoi donc vous êtes toute blanche, toute blanche ? »

Alice avait la pâleur d’un spectre.

Vingt-quatre heures encore s’écoulèrent avant qu’Alice voulût se montrer à Jacques Laurent. Les ravages de la douleur et de la volonté étaient encore visibles sur son visage, mais déjà ils étaient moins effrayants, et le calme profond qui suit de telles victoires résidait sur son large front encadré de bandeaux soigneusement lissés par Laurette.

Ce jour-là à six heures, Jacques, averti que le dîner était servi, entra dans la salle à manger avec la même préoccupation inquiète que les jours précédents. Mais en voyant Alice assise sur son fauteuil où l’avait apportée le vieux Saint-Jean, un cri de joie lui échappa, cri si profond, si expressif, qu’Alice en tressaillit légèrement.

« J’ai été assez souffrante, mon ami, lui dit-elle en lui tendant la main. Mais ce n’était rien de grave, et me voilà guérie. Je sais que vous avez veillé sur mon enfant comme l’eût fait sa propre mère. Je ne vous en remercie pas, Laurent, mais je vous en aime davantage. »

Pour la première fois, Jacques porta la main d’Alice à ses lèvres ; il ne pouvait parler, il craignait de s’évanouir.

Pour la première fois aussi, Alice devina qu’elle était aimée. Mais il était trop tard, et une pareille découverte ne pouvait qu’augmenter sa souffrance.

Qu’était-ce donc qu’un amour si différent du sien, un amour compliqué, flottant, partagé déjà dans le présent et dans le passé, dans l’avenir peut-être ? Toute sa puissance sur le cœur de Jacques s’était donc réduite, et devait probablement se réduire encore à le rendre infidèle parfois à un souvenir adoré, à une passion toute puissante dans ses accès et ses retours !

Peut-être qn’Alice eût pardonné si elle eût compris qu’elle n’était point la rivale d’Isidora, mais qu’au contraire Isidora était la sienne dans le cœur de Jacques ; qu’elle n’avait pas causé l’infidélité, mais que l’infidélité avait été commise contre elle. Mais elle en jugea autrement, et elle s’était d’ailleurs trop engagée avec Julie pour ne pas prendre en horreur l’idée de lui disputer son amant. Elle frissonna comme quelqu’un qui se réveille au bord d’un abîme, et elle fit un immense effort de courage et de dignité pour s’éloigner à jamais du danger d’y tomber. Pourtant, chose étrange, mais que toute femme comprendra, à partir de cet instant ce courage lui parut plus facile.

Jacques avait ignoré, ainsi que tout le monde, la gravité du mal qu’elle qualifiait d’indisposition. Il fut effrayé de sa pâleur. Cependant, comme il n’y avait pas d’autre altération profonde dans ses traits, comme l’expression en était sereine, plus sereine même qu’à l’ordinaire, il ne soupçonna pas qu’elle eût été vingt-quatre heures aux prises avec la mort. Il osa à peine la questionner sur ses souffrances, et quoiqu’il eût résolu de lui reprocher, au nom de son fils et de ses amis, l’imprudence qu’elle avait commise en passant toute une nuit à se promener nu-tête dans le jardin, il ne put jamais avoir cette hardiesse.

Le souvenir de cette promenade étrange le frappait de respect et d’une sorte de terreur. Il avait cru découvrir là qu’un grand secret remplissait la vie de cette femme silencieuse et contenue.

Mais quelle pouvait être la nature d’un tel secret ? Était-ce une douleur de l’âme ou une souffrance physique soigneusement cachée ? Peut-être, hélas ! l’accès d’un mal mortel étouffé avec stoïcisme depuis longtemps.

Depuis six mois, il remarquait bien qu’Alice pâlissait et maigrissait d’une manière sensible ; mais comme elle ne se plaignait jamais et paraissait d’une constitution robuste, il n’en avait pas encore pris de l’inquiétude. Que croire maintenant ? Sa veillée solitaire dans une si profonde absorption était-elle le résultat ou la cause du mal ? Quoi que ce fût, il y avait là dedans quelque chose de solennel et de mystérieux que Jacques n’osait pas dire avoir surpris. À peine put-il se hasarder à demander si madame de T… n’avait pas pris un rhume.

« Non pas, que je sache, répondit-elle simplement. Ce n’est pas la saison des rhumes. » Et tout fut dit.

Jacques ne devait pas savoir qu’il avait assisté au suicide d’une passion profonde, et qu’il était la cause de ce suicide, l’objet de cette passion.

Le repas fini, Alice voulut se lever pour retourner au salon. Mais il y avait un reste de paralysie dans ses jambes, et il lui fut impossible de faire un pas.

Elle pria Jacques d’aller lui chercher un livre dans la chambre de son fils, et l’enfant ayant suivi son précepteur, elle se fit reporter sur son fauteuil : elle ne voulait pas que ces deux êtres se doutassent de ce qu’elle avait souffert.

« Mon ami, dit-elle à Jacques lorsqu’il fut de retour, nous sommes encore seuls ce soir. Je ne rouvrirai ma porte que demain. Je veux utiliser cette soirée en la consacrant à ma belle-sœur, à laquelle j’avais donné, pour avant-hier, un rendez-vous dans son jardin.

« J’ai été forcée d’y manquer, et elle doit être inquiète de moi ; car elle a de l’affection pour moi, j’en suis certaine, et, moi, j’en ai pour elle, beaucoup… mais beaucoup ! Vous aviez raison, Jacques, condamner sans appel est odieux, juger sans connaître est absurde.

« Madame de S… n’est une femme ordinaire en rien. Je serais heureuse de la voir maintenant ; mais je suis encore un peu faible pour marcher.

« Voulez-vous avoir l’obligeance d’aller chez elle, de vous informer si elle est seule, si elle est maîtresse de sa soirée, et, dans ce cas, de me l’amener ?

« Vous pouvez passer par les jardins. La petite porte est et sera désormais toujours ouverte. »

Jacques obéit. Isidora se préparait à monter en voiture pour aller se promener au bois avec quelques personnes.

À peine sut-elle l’objet de la mission de Jacques, par un billet écrit au crayon dans l’antichambre, qu’elle congédia son monde, fit dételer sa voiture, et jetant son