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ISIDORA.

« Eh bien, j’ai gâté mon roman en voulant le reprendre et le dénouer. Le premier dénouement, brusqué dans la souffrance, l’avait laissé complet dans ma pensée. À présent, il me semble qu’il ne vaut guère mieux que tous les autres, et que le héros ne m’est plus aussi cher.

« Il me semble que j’ai fait une mauvaise action en voulant prendre possession de son âme malgré lui.

« À coup sûr, j’ai manqué à ma fierté habituelle, à mon rôle de femme, en n’ayant pas la patience d’attendre qu’il se renflammât de lui-même.

« Quel doux triomphe c’eût été pour moi de voir peu à peu revenir à mes pieds, en suppliant, cet homme que j’avais si rudement abandonné au plus fort de sa passion, et qui a dû me maudire tant de fois ! Et ne croyez pas que ce regret soit un pur orgueil de coquette : oh ! non. Je ne demande à inspirer l’amour que pour réussir à y croire ou à le partager.

« J’ai donc empêché cet amour de renaître en voulant le rallumer précipitamment. Là encore ma soif maladive m’a fait renverser la coupe avant de boire, ou, pour employer une comparaison plus vraie, le froid mortel qui me gagne et m’épouvante m’a forcée à me jeter dans le feu, où je me suis brûlée sans me réchauffer.

« Ah ! condamnez-moi, noble Alice, et reprochez-moi sans pitié ce désordre et cette fièvre d’abuser, qui, de mon ancienne vie de courtisane, a passé jusque dans mes plus purs sentiments ; ou plutôt plaignez moi, car je suis bien cruellement punie ! punie par ma raison, que je ne puis ni reprendre ni détruire ; par la délicatesse de mon intelligence, qui condamne ses propres égarements ; par mon orgueil de femme, qui frémit d’être si souvent compromis par ma vanité de fille.

« J’étais jalouse, cette nuit… jalouse, sans savoir de qui ! »

« J’aurais accusé Dieu même de s’être mis contre moi pour m’enlever l’amour de cet homme ! et j’ai cru qu’en le rendant infidèle à sa nouvelle amante, je le reprendrais ; mais je crains de l’avoir perdu davantage, car c’est bien par là que Dieu devait me châtier. Jacques ne m’aime plus…, cela est trop évident. Il me plaint encore ; il est capable de me sermonner, de me protéger au besoin, de mettre toute sa science et toute sa vertu à me sauver. Il est si bon et si généreux ! Mais qu’ai-je besoin d’un prêtre ? c’est un amant que je voulais. J’en retrouve un distrait et sombre… Je ne suis pas aimée.

« Pour la centième et dernière fois de ma vie, je ne suis pas aimée !… Ô mon Dieu ! et, alors, comment faire pour que j’aime ?

« Voilà mon cœur, hélas ! chère Alice, ce cœur qui agonise et qui ne peut vous répondre de lui-même.

— Vous croyez que Jacques ne vous aime pas ? dit Alice, plongée tout à coup dans une méditation étrange ; serait-ce possible ?… »

Puis elle ajouta, en secouant la tête, comme pour en chasser une idée importune :

« Non, ce n’est pas possible, Julie, Jacques est absorbé par une grande passion, j’en ai la certitude, et, vous seule, pouvez en être l’objet. Il a trop souffert pour que son premier transport ne soit pas douloureux.

« Mais aimez-le, ma pauvre sœur, au nom du ciel, aimez-le, et vous le sauverez, en vous sauvant vous-même.

« Oh ! ne laissez pas tomber dans la poussière ce poëme, ce roman de votre vie, comme vous l’appelez. Si vous avez jamais rencontré une âme capable de connaître et d’inspirer de l’amour véritable, c’est celle de Jacques ; je le connais peut-être plus que vous-même, continua-t-elle avec un calme et mélancolique sourire. Depuis plusieurs mois que je le vois tous les jours, et que je l’entends expliquer à mon fils les éléments du beau et du bon, je me suis assurée que c’était un noble caractère et une noble intelligence. Et puis, ce n’est pas un homme du monde ; sa vie est pure : la solitude, la pauvreté l’ont formé au courage et au renoncement.

« Il a sur la religion et la morale des idées plus élevées que celles d’aucun homme que j’aie connu. Ne le craignez pas, acceptez de lui la lumière de la sagesse, et rendez-lui le feu sacré de l’amour.

« Vous pouvez encore être heureuse par lui, et lui par vous, Julie ; que votre enthousiasme mutuel ne soit pas une faute et un égarement dans votre double existence. Vous vous êtes plu, maintenant aimez-vous ; et si cet amour ne peut devenir éternel et parfait, faites-le durer assez, ennoblissez-le assez pour qu’il vous soit salutaire à tous deux et vous dispose à mieux comprendre l’idéal de l’amour.

— Et pourquoi donc, Alice, reprit Isidora avec une sorte d’anxiété, ne garderiez-vous pas ce trésor pour vous-même ? Oh ! pardonnez-moi si mon langage est trop hardi ; mais qui doit connaître l’idéal de l’amour, si ce n’est une âme comme la vôtre ? qui doit mépriser les différences de rang et de fortune, si ce n’est vous.

— Il ne s’agit pas de moi, Julie, répondit Alice d’un ton de douceur sous lequel perçait une solennelle fierté ; si je souffrais, je vous consulterais à mon tour ; mais je ne souffre pas de mon repos, et l’heure d’aimer n’est apparemment pas venue pour moi, puisque je vous supplie d’aimer noblement le noble Jacques.

— Vous ne l’aimez pas, je le vois bien, Alice, car il n’est pas d’amour sans exclusivisme et sans un peu de jalousie. Et pourtant, voyez combien je vous préfère à toute la terre ! J’ai regret maintenant que vous n’ayez pas envie d’aimer Jacques, tant je serais heureuse de vous faire ce sacrifice.

— Qui ne vous coûterait pas beaucoup, hélas ! dans ce moment-ci, dit tristement Alice, puisque vous n’êtes pas sûre de l’aimer !

— Ah ! quand même je l’aimerais comme le premier jour où je le vis, comme je me figurais l’aimer hier soir ! Mais, si vous ordonnez que je l’aime, Dieu fera ce miracle pour moi. Si mon salut est là, selon vous, je vous promets, je vous jure de ne point le chercher ailleurs.

— Oui, jurez-le-moi, Julie !

— Par quoi jurerai-je ? par le nom de ma sœur Alice ? Je n’en connais pas qui me soit plus sacré.

— Oui, jurez par mon nom de sœur, répondit madame de T… en se levant pour se retirer et en lui serrant fortement la main. Jurez aussi par le nom de Félix, à la mémoire duquel vous devez d’aimer un homme qui respectera dans votre passé la trace de l’affection de mon frère. »

Julie promit, et elles se quittèrent en faisant le projet de se revoir le lendemain. Alice rentra aussi calme en apparence qu’elle était sortie, et elle s’enferma chez elle. Au bout d’une heure, elle sonna sa femme de chambre.

« Laurette, dit-elle à cette jeune Allemande, je me sens très-malade. Je suis comme prise de fièvre, et je ne comprends pas bien ce que je vois autour de moi. Écoute, ma fille, tu m’aimes, et tu sais que je ferais pour toi ce que tu vas faire pour moi-même. Tu es pieuse, jure-moi sur ta Bible protestante que si j’ai le délire, tu n’entendras rien, tu ne retiendras rien. Tu ne rediras à personne, pas même à moi… (et surtout à moi) les paroles qui pourront m’échapper…

« N’aie pas peur, ce ne sera peut-être rien ; mais enfin il faut tout prévoir ; arme-toi de courage et de dévouement ; jure ! «

Laurette jura.

« Ce n’est pas tout. Jure-moi aussi que tu m’enfermeras si bien, que personne ne me soupçonnera malade d’autre chose que d’une migraine. Jure que tu n’appelleras pas le médecin tant que je serai dans le délire, si j’ai le délire. Jure que tu me laisseras mourir plutôt que de me laisser trahir un secret que j’ai sur le cœur et que Dieu seul doit connaître. »

La simple fille jura malgré son épouvante.

Pâle et consternée, elle déshabilla sa maîtresse qu’un frisson glacial venait de saisir et dont les dents contractées claquaient déjà avec un bruit sinistre.

Alice resta étendue sur son lit, sans mouvement, pendant vingt-quatre heures. Ses appréhensions ne se réalisèrent pas. Elle n’eut pas de délire.

Les âmes habituées à se dompter et à se contenir