Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1853.djvu/167

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
34
ISIDORA.

« Non, je ne vous raconterai rien ; je ne le pourrais pas non plus ; mais je tâcherai de me faire connaître, en parlant au hasard, car mon cœur est plein de trouble, et je ne puis recevoir en silence un bienfait que je crains de ne pas mériter.

« Oh ! Madame, on n’est pas belle et pauvre impunément dans notre abominable société de pauvres et de riches, et ce don de Dieu, le plus magique de tous, la beauté de la femme, la femme du peuple doit trembler de le transmettre à sa fille.

« Je me rappelle un dicton populaire que j’entendais répéter autour de moi dans mon enfance : Elle a des yeux à la perdition de son âme, disaient les commères du voisinage, en me prenant des mains de ma mère pour m’embrasser. Ah ! que j’ai bien compris, depuis, cette naïve et sinistre prédiction !

« C’est que la beauté et la misère forment un assemblage si monstrueux ! La misère laide, sale, cruelle, le travail implacable, dévorant, les privations obstinées, le froid, la faim, l’isolement, la honte, les haillons, tout cela est si sûrement mortel pour la beauté ! Et la beauté est ambitieuse ; elle sent qu’elle est une puissance, qu’un règne lui serait dévolu si nous vivions selon les desseins de Dieu ; elle sent qu’elle attire et commande l’amour, qu’elle peut élever une mendiante au-dessus d’une reine dans le cœur des hommes ; elle souffre et s’indigne du néant et des fers de la pauvreté.

« Elle ne veut pas servir, mais commander ; elle veut monter, et non disparaître ; elle veut connaître et posséder ; mais, hélas ! à quel prix la société lui accorde-t-elle ce règne funeste et cette ivresse d’un jour !

« Et moi aussi, j’ai voulu régner, et j’ai trouvé l’esclavage et la honte. Vous pensez peut-être qu’il y a des âmes faites pour le vice, et condamnées d’avance ; d’autres âmes faites pour la vertu et incorruptibles. Vous êtes peut-être fataliste comme les gens heureux qui croient à leur étoile. Ah ! sachez qu’il n’y a de fatal pour nous en ce monde que le mal qui nous environne, et que nous ne pouvons pas le conjurer. S’il nous était donné de le juger et de le connaître, la peur tiendrait lieu de force aux plus faibles. Mais que sait-on du mal quand on ne le porte pas en soi ? Nos bons instincts ne sont-ils pas légitimes, et, par cela même, invincibles ? À qui la faute si nous sommes condamnées à périr ou à les étouffer ?

« Ton ambition t’a perdue, me disait ma pauvre mère en courroux, après mes premières fautes. Cela était vrai ; mais quelle était donc cette ambition si coupable ? Hélas ! je n’en connaissais pas d’autre que celle d’être aimée ! Suis-je donc criminelle pour n’avoir pas trouvé l’amour, pour moins encore, pour n’avoir pas su qu’il n’existait pas ?

« Et, ne trouvant pas la réalité de l’amour, il a fallu me contenter du semblant. Des hommages et des dons, ce n’est pas l’amour, et pourtant la plupart des femmes qui portent le même nom que moi dans la société n’en demandent pas davantage. Mais le plus grand malheur qui puisse échoir à une femme comme moi, c’est de n’être pas stupide. Une courtisane intelligente, douée d’un esprit sérieux et d’un cœur aimant ! mais c’est une monstruosité ! Et pourtant je ne suis pas la seule. Quelques-unes d’entre nous meurent de douleur, de dégoût et de regrets, au milieu de cette vie de plaisir, d’opulence et de frivolité qu’elles ont acceptée.

« Ce n’est pas la cupidité, ce n’est pas le libertinage, qui les ont conduites à ce que la société considère comme un état de dégradation.

« Il est vrai qu’elles ont commis, comme moi, des fautes, et qu’elles ont caressé aussi de dangereuses, de coupables erreurs. Elles ont accepté leur opulence de mains indignes, et lâchement reçu comme un dédommagement de leur esclavage ou de leur abandon, des richesses qu’elles auraient dû haïr et repousser.

« Il y a beaucoup d’intrigantes, qui, pour s’assurer ces richesses, jouent avec la passion, menacent d’une rupture, feignent la jalousie, poursuivent de leurs transports étudiés un amant qui les quitte, enfin trafiquent de l’amour d’une manière honteuse. À celles-là rien de sacré, rien de vrai. Elles n’aiment jamais ; elles quittent un amant par la seule raison qu’un amant plus riche se présente. Ces femmes-là me font horreur, et je me surprends à les mépriser, comme si j’étais irréprochable. Mais quelques-unes d’entre nous valent mieux, sans qu’on s’en aperçoive, sans qu’on leur en sache aucun gré. Elles ne calculent pas, elles ne comptent pas avec la richesse.

« Le hasard seul a voulu que le premier objet de leur passion fût riche, et elles n’ont pas prévu qu’en se laissant combler, elles seraient regardées bientôt comme vendues.

« Puis, dans l’habitude de luxe où elles vivent, avec les besoins factices qu’on leur crée, avec l’entourage de riches admirateurs qui fait leurs relations, leur âme s’amollit, leur constitution s’énerve, le travail et la misère leur deviennent des pensées de terreur. Si elles changent d’amant, c’est un riche qui se présente, c’est un riche qui est accepté.

« Devenues futiles et aveugles, un homme simple et modeste n’est plus un homme à leurs yeux ; il n’exerce pas de séduction sur elles ; un habit mal fait le rend ridicule, le défaut d’usage, la simplicité des manières le font paraître déplaisant, et nous serions humiliées d’avoir un tel protecteur, et de paraître avec lui en public. Nous devenons plus aristocratiques, plus patriciennes que les duchesses de l’ancienne cour et les reines modernes de la finance.

« Et puis, l’oisiveté est une autre cause de démoralisation, et c’est encore par là que nous en venons à ressembler aux grandes dames. Nous avons pris l’habitude de donner tant d’heures à la toilette, à la promenade, à de frivoles entretiens, nous trônons avec tant de nonchalance sur nos ottomanes ou dans nos avant-scènes, qu’il nous devient bientôt impossible de nous occuper avec suite à rien de sérieux.

« Nos sots plaisirs nous excèdent, mais la solitude nous effraie, et nous ne pouvons plus nous passer de cette vie de représentation stupide, qui est à la fois un fardeau et un besoin pour nous.

« Et puis encore l’orgueil ! cette sorte d’orgueil particulier aux êtres qu’on s’est efforcé d’avilir, qui ont donné des armes contre eux, et qui, ne pouvant retrouver le vrai chemin de l’honneur, se font gloire de leur contenance intrépide. Oh ! cet orgueil-là, pour être illégitime, n’en est pas moins jaloux, ombrageux et despotique à l’excès. On pourrait le comparer à celui de certains hommes politiques qui se drapent dans leur impopularité.

« Jugez donc de ce que doit souffrir une tête douée d’intelligence et de raison, quand, poussée par la fatalité dans cette voie sans issue, elle arrive à perdre la puissance de se réhabiliter sans en voir perdu le besoin.

« Ah ! Madame, vous n’êtes pas, vous, une femme vulgaire, vous avez un grand cœur, une grande intelligence. Il est impossible que vous ne me compreniez pas. Vous ne voudriez pas m’insulter en me mettant sous les yeux les prétendus éléments de mon bonheur, le nom et le titre que je porte, la sécurité de ma fortune, de ma liberté, ma beauté encore florissante ; et mon esprit généralement vanté et apprécié par de prétendus amis.

« Mon nom de patricienne et mon titre de comtesse, je les dois à l’amour aveugle et obstiné d’un homme que je ne pouvais pas aimer, et que j’ai souvent trompé, avide et insatiable que j’étais d’un instant d’amour et de bonheur impossibles à trouver !

« Cet homme excellent, mais homme du monde, malgré tout, jaloux sans passion et généreux sans miséricorde, n’eût jamais osé faire de moi sa femme, s’il eût dû survivre à la maladie qui l’a emporté.

« À son lit de mort, il a voulu, par un étrange caprice, me laisser dans le monde un rang auquel je ne songeais pas, et que j’ai eu la faiblesse d’accepter sans comprendre que ce serait là encore une fausse dignité, une puissance illusoire, une comédie de réhabilitation, un masque sur l’infamie de mon nom de fille.

« La famille du comte de S… n’a pas voulu me disputer le legs considérable dont je jouis, et cette crainte du