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ISIDORA.

vous regarder, quoique… Jacques, vous ici avec moi ?… Mais comment cela se fait-il ?… Que faisiez-vous chez madame de T… ? Vous la connaissez donc ?… Oui : elle vous a appelé son ami… Vous êtes son ami !… Son amant peut-être !… Écoutez, Jacques, écoutez, il faut que je vous parle, ajouta-t-elle avec précipitation en voyant revenir le serviteur avec la clef.

— Non, pas maintenant, dit Jacques troublé et irrité : surtout pas après le mot insensé que vous venez de dire…

— Ah ! reprit-elle en baissant la voix à mesure que le domestique s’approchait, quel accent d’indignation ! je crois entendre la voix de Jacques au bal masqué lorsque, pour l’éprouver, je le supposais l’amant de Julie ! Au nom de la pauvre Julie qui est morte dans tes bras, Jacques, écoute-moi un instant, suis-moi. Mon avenir, mon salut, ma consolation sont dans vos mains, Monsieur… Si vous êtes un homme juste et loyal comme vous l’étiez jadis… Si vous êtes un homme d’honneur, parlez-moi, suivez-moi… ou je croirai que vous êtes mon ennemi, un lâche ennemi comme les autres ! Eh bien ! n’hésitez donc pas ! dit-elle encore pendant que le domestique faisait crier la clef dans la serrure rouillée ; rien de plus simple que vous me donniez le bras jusqu’à mes appartements. Rien de plus grossier que de me laisser traverser seule l’autre jardin. » Et elle l’entraîna.

« Je vais attendre monsieur ? dit le vieux Saint-Jean avec cet admirable accent de malicieuse bêtise qu’ont, en pareil cas, ces espions inévitables donnés par la civilisation.

— Non, répondit Jacques avec sa douceur et sa bonhomie ordinaires, laissez la clef, je vais la rapporter en revenant.

— En ce cas, je vais la mettre en dehors pour que monsieur puisse revenir. »

Jacques n’écoutait plus. Emporté comme par le vent d’orage, il suivait Isidora, qui, parvenue au milieu du jardin, tourna brusquement du côté de la serre, et l’y fit entrer avec une sorte de violence.

Elle ne s’arrêta qu’auprès de la cuvette de marbre, et de ce banc garni de velours bleu, sur lequel elle s’était assise près de lui pour la première fois. « Ne dites rien, Jacques ! s’écria-t-elle en le forçant de s’asseoir à ses côtés, ne préjugez rien, ne pensez rien, jusqu’à ce que vous m’ayez entendue. Je vous connais, je sais que des questions ne vous arracheraient rien : je ne vous en ferai point. Je vois que vous avez de la répugnance à venir ici, de l’inquiétude et de l’impatience à y rester !… Je ne vous retiendrai pas longtemps. Je crois deviner… mais peu importe. Ce que je dirai sera vrai ou faux, vous ne répondrez pas, mais voilà ce que j’imagine, il faut que vous le sachiez pour comprendre ma situation et ma conduite. Vous êtes intimement lié avec madame de T…, vous êtes entré chez elle tout à l’heure sans être annoncé, comme un habitué de la maison,… dans sa chambre… car c’était sa chambre ou son boudoir, je n’ai pas bien regardé… Vous l’aimez ! car vous tremblez ; oui, je sens trembler votre main qui repouse en vain la mienne. Elle vous aime peut-être ! Bah ! il est impossible qu’elle ne vous aime pas ! Que ce soit amour ou amitié, elle vous estime, elle vous écoute, elle vous croit ! Vous lui avez parlé de moi ; elle vous a consulté ! Vous lui avez dit… Mais non, vous ne lui avez pas dit de mal de moi, sa conduite me le prouve. Sa conduite envers moi est admirable, c’est dire que la vôtre entre elle et moi l’a été aussi… Jacques, je vous remercie… Je parle comme dans un rêve, et je comprends à mesure que je parle… Mon premier mouvement, en vous voyant, a été la peur, châtiment d’une âme coupable ! Mais mon second mouvement est celui de ma vraie nature, nature confiante et droite, que l’on a faussée et torturée. Aussi mon second mouvement est la confiance, la gratitude… une gratitude enthousiaste ! Jacques ! vous êtes toujours le meilleur des hommes, et vous avez pour maîtresse la meilleure des femmes ! Ce bonheur vous était dû ; en homme généreux, vous avez voulu me donner du bonheur aussi, et, grâce à vous, cette femme est mon amie ! Oh ! que vous êtes grands tous les deux ! »

Et, dans un élan irrésistible, Isidora pencha son visage baigné de larmes jusqu’à effleurer de ses lèvres tremblantes les mains du craintif jeune homme.

« Laissez, Madame, laissez, répondit-il, effrayé de l’émotion qui le gagnait et en faisant un effort pour s’éloigner d’elle, autant que le permettait la largeur du siège de marbre ; vous êtes dangereuse jusque dans vos meilleurs mouvements, et je ne peux vous écouter sans frayeur. Vous êtes hardie et vous aimez à profaner, jusque dans vos élans d’amour pour les choses saintes. Ôtez de votre imagination audacieuse l’idée de cette liaison intime avec madame de T… Sachez, en un mot, que je suis le précepteur de son fils, et, par conséquent, le commensal et l’habitué nécessaire de sa maison. Je venais lui parler de son enfant, quand je suis entré étourdiment dans son petit salon. Je ne me permets pas d’autres sentiments envers elle qu’un dévouement respectueux, et l’estime qu’on doit à une femme éminemment vertueuse : et, quant à celui qu’elle peut avoir pour moi, c’est la confiance en mes principes et la bonne opinion qu’une personne sensée doit avoir de l’homme à qui elle confie l’âme de son enfant. Quel démon vous pousse à bâtir un roman extravagant, impossible ? Est-ce là le respect et l’amour que vous témoigniez tout à l’heure à madame de T… par vos humbles caresses ? À peine l’émotion que sa bonté vous cause est-elle dissipée, que déjà vous l’assimilez à toutes les femmes que vous connaissez ; apprenez à connaître, Madame, apprenez à respecter, si vous voulez apprendre à aimer. »

Sauf l’amour avoué, sauf le bonheur des deux amants, la pauvre Isidora, dans sa candeur cynique, avait deviné juste, et c’était en effet un bon mouvement qui l’avait poussée à penser tout haut ; mais elle ne savait pas qu’en s’exprimant ainsi, elle mettait la main sur des plaies vives. L’indignation de Jacques lui fit un mal affreux, et la haine de la pudeur et de la vertu lui revint au cœur plus amère, plus douloureuse que jamais.

« Quel langage ! quelle colère et quel mépris ! dit-elle en se levant et en regardant Jacques avec un sombre dédain. Vous niez l’amour et vous exprimez un pareil respect ! Le nom de votre idole vous paraît souillé dans ma bouche, et son image dans ma pensée ! Vous n’êtes pas habile, Jacques ; vous ne savez pas que les femmes comme moi sont impossibles à tromper sur ce point. Le respect, c’est l’amour ! En vain vous faites une distinction affectée de ces deux mots : quiconque n’aime pas, méprise, quiconque aime vénère ; il n’y a pas deux poids et deux mesures pour connaître le véritable amour. Moi aussi j’ai été aimée une fois dans ma vie ; est-ce que vous l’avez oublié, Jacques ? Et comment l’ai-je su ? c’est parce qu’on ne le disait pas, c’est parce qu’on n’eût jamais osé me l’avouer, c’est enfin parce qu’on me respectait. Et cela se passait ici, il y a trois ans ; c’est ici que, sur ce banc, osant à peine effleurer mon vêtement, et frémissant de crainte quand, en touchant ces fleurs, votre main rencontrait la mienne, vous seriez mort plutôt que de vous déclarer, vous seriez devenu fou que de vous avouer à vous-même que vous m’aimiez… Mais voilà que vous êtes devenu un homme civilisé à mon égard, c’est-à-dire que vous me méprisez, et que vous exaltez devant moi une autre femme ! C’est tout simple, Jacques, c’est tout simple, vous ne m’aimez plus et vous l’aimez… Je m’en doutais, je le sais à présent. En vérité, Jacques, vous êtes bien maladroit, et le secret d’une femme vertueuse, comme vous dites, est en grand danger dans vos mains.

— Est-ce là tout ce que vous aviez à me dire ? reprit Jacques irrité, en se levant à son tour. Je croyais bénir le jour où je vous retrouverais digne d’une noble et fidèle amitié ; mais je vois bien que Julie est morte, en effet, comme vous le disiez tout à l’heure, et qu’il ne me reste plus qu’à pleurer sur elle.

— Ah ! malheureux, ne blasphème pas ! s’écria-t-elle en se tordant les mains ; que ne peux-tu dire la vérité ? pourquoi Julie n’est-elle pas morte et ensevelie à jamais au fond de ton cœur et du mien ? mais l’infortunée ne peut pas mourir. Cette âme pure et généreuse s’agite