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ISIDORA.

une nature vulgaire, puisqu’elle vous a fait une impression si profonde.

— La trace en est restée dans mon esprit et je ne voudrais pas l’effacer. Le spectacle de cette lutte et de cette douleur m’a beaucoup appris.

— Quoi, par exemple ?

— Avant tout, qu’il serait impie de mépriser les êtres tombés de haut.

— Et cruel de les briser, n’est-ce pas ?

— Oui, si en croyant briser l’orgueil on risque de tuer le repentir.

— Mais elle n’aimait pas mon frère ?

— La question n’est pas là.

— Hélas ! pensa la triste Alice, c’est la chose qui m’occupe le moins. » Et, en effet, la question pour elle était de savoir si Jacques aimait Isidora. « D’ailleurs, ajouta-t-elle, depuis trois ans que vous ne l’avez revue, elle a pu triompher des mauvais penchants ; car il y a trois ans que vous ne l’avez vue ?

— Oui, Madame.

— Et sans doute elle vous a écrit pendant cet intervalle ?

— Jamais, Madame.

— Mais, vous avez pensé à elle, vous avez pu établir un jugement définitif ?…

— J’y ai pensé souvent d’abord, et puis quelquefois seulement ; je ne suis pas arrivé à juger son caractère d’une manière absolue ; mais sa position, je l’ai jugée.

— C’est là ce qui m’intéresse, parlez.

— Sa position a été fausse, impossible ; elle trouvait dans sa vie le contraste monstrueux qui réagissait sur son cœur et sa pensée : ici le faste et les hommages de la royauté, là le mépris et la honte de l’esclavage ; au dedans les dons et les caresses d’un maître asservi, au dehors l’outrage et l’abandon des courtisans furieux. D’où j’ai conclu que la société n’avait pas donné d’autre issue aux facultés de la femme belle et intelligente, mais née dans la misère, que la corruption et le désespoir. La femme richement douée a besoin d’amour, de bonheur et de poésie. Elle n’en trouve que le semblant quand elle est forcée de conquérir ces biens par des moyens que la société flétrit et désavoue. Mais pourquoi la société lui rend-elle la satisfaction légitime impossible et les plaisirs illicites si faciles ? Pourquoi donne-t-elle l’horrible misère aux filles honnêtes et la richesse seulement à celles qui s’égarent ? Tout cela fournit bien matière à quelques réflexions, n’est-ce pas, Madame ?

— Vous avez raison, Laurent, dit madame de T… avec une expansion douloureuse. Je tâcherai d’approfondir la vérité ; et s’il est vrai, comme on l’affirme, que, depuis trois ans, cette femme ait eu une conduite irréprochable, je l’aiderai à se réhabiliter. Dans le cas contraire, je l’éloignerai sans rudesse et sans porter à son orgueil blessé le dernier coup.

— A-t-elle donc essayé de se faire accueillir par vous, Madame ? reprit Laurent, que cette idée jetait dans une véritable perplexité.

— Il me le semble, répondit Alice. J’ai là un billet d’elle, fièrement signé comtesse de S…, qu’elle m’a envoyé ce matin, et où elle me demande à remettre entre mes mains, et face à face, une lettre fort secrète de mon frère mourant. Je ne puis ni ne dois m’y refuser. Je vais donc la voir.

— Vous allez la voir ?

— Dans un quart d’heure elle sera ici ; je lui ai donné rendez-vous pour neuf heures. Vous voyez, monsieur Laurent, que j’avais besoin de réfléchir à l’accueil que je dois lui faire, et je vous remercie de m’avoir éclairée. Ayez la bonté d’emmener coucher mon fils ; il est bon qu’il ne voie pas cette femme, si moi-même je ne dois point la revoir. Je vous avoue que sa figure et sa contenance vont m’influencer beaucoup dans un sens ou dans l’autre. »

Laurent s’était levé avec effroi ; il avait pris son chapeau. Pour la première fois il était impatient de quitter Alice ; mais, à sa grande consternation, elle ajouta : « Dans un quart d’heure mon enfant sera endormi ; je vous prie alors de revenir me trouver, monsieur Laurent.

— Permettez, Madame, que cela ne soit pas, dit Laurent avec plus de fermeté qu’il n’en avait encore montré.

— Laurent, reprit madame de T… en se levant et en lui saisissant la main avec une sorte de solennité, je sais que cela n’est pas convenable, et que cela doit vous embarrasser, vous émouvoir beaucoup. Mais une telle circonstance de ma vie me pousse en dehors de toute convenance, et je ne m’arrêterais que devant la crainte de vous faire souffrir sérieusement. Dites, devez-vous souffrir en revoyant Isidora ?

— Je ne souffrirai que pour elle ; mais n’est-ce pas assez ? répondit Laurent avec assurance. Ne serai-je pas auprès de vous en face d’elle, comme un accusateur, un délateur ou un juge ? N’exigez pas de moi…

— Eh bien ?

— N’exigez pas que j’ajoute à l’humiliation de son rôle devant vous. Je crois qu’elle ne s’attend pas à vous trouver telle que vous êtes. Je crains que votre grandeur ne l’écrase.

— Ah ! vous l’aimez encore, Laurent ! s’écria madame de T… Puis elle ajouta avec un sourire glacé : Je ne vous en fais pas un crime. Moi, je vous demande, comme la première et peut-être la dernière preuve d’une amitié sérieuse, de revenir quand je vous ferai avertir. » Laurent s’inclina et sortit. Il eut la tentation de courir bien loin de l’hôtel pour se soustraire à cette étrange fantaisie si sérieusement énoncée. Mais il ne se sentit pas la force d’offenser celle qu’il aimait quand elle invoquait l’amitié, une amitié qu’il croyait à peine reconquise !

« Je les verrai ensemble, se disait Alice, je me convaincrai de ce que je sais déjà. Il me sera enfin prouvé qu’il l’aime, et alors je serai guérie. Quelle est la femme assez lâche ou assez faible pour aimer un homme occupé d’une autre femme, pour songer à engager une lutte honteuse, à méditer une conquête incertaine, et qui ne s’achète que par la coquetterie, c’est-à-dire par le moyen le plus contraire à la dignité et à la droiture du cœur ? » Elle s’étonnait d’avoir eu le courage de provoquer cette crise décisive et d’avoir osé vaincre la répugnance de Jacques. Mais elle s’en applaudissait, et remerciait Dieu de lui en avoir donné la force. Et puis cependant une douleur mortelle envahissait toutes ses facultés, et elle s’efforcait de désirer qu’Isidora fût assez indigne de l’amour de Jacques pour qu’elle-même pût mépriser un pareil amour et oublier l’homme capable de le porter dans son sein. Mais on sait combien sont peu solides ces résolutions de hâter la fin d’un mal qu’on aime et d’une souffrance que l’on caresse.

Un domestique annonça madame la comtesse de S… et Alice sentit comme le froid de la mort passer dans ses veines. Elle se leva brusquement, se rassit pendant que son étrange belle-sœur avançait avec lenteur vers la porte du salon, et se releva avec effort lorsque l’apparition de cet être problématique se fut tout à fait dessinée sur le seuil.

Au premier coup d’œil jeté sur cette femme, Alice ne fut frappée que de son assurance, de la grâce aisée de sa démarche et de sa miraculeuse beauté. Isidora n’était plus jeune : elle avait trente-cinq ans ; mais les années et les orages de sa vie avaient passé impunément sur ce front de marbre et sur ce visage d’une blancheur immaculée. Tout en elle était encore triomphant : l’œil large et pur, la souplesse des mouvements, la main sans pli, les formes arrondies sans pesanteur, les plans du visage fermes et nets, les dents brillantes comme des perles et les cheveux noirs comme la nuit ; on eût dit que la sérénité du ciel s’était laissé conquérir par la puissance de l’enfer ; c’était la Vénus victorieuse, chaste et grave en touchant à ses armes, mais enveloppée de ce mystérieux sourire qui fait douter si c’est l’arc de Diane ou celui de l’Amour dont il lui a plu de charger son bras voluptueux et fort.

Elle paraissait d’autant plus blanche et fraîche qu’elle était en noir, et ce deuil rigoureux était ajusté avec autant de bon goût et de simplicité noble qu’eût pu l’être