Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1853.djvu/154

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
21
ISIDORA.

et tendre, était résumée tout entière dans cet indice physiologique.

Quand il osait lever ses limpides yeux bleus sur Alice, une flamme dévorante allait s’insinuer dans le cœur de cette jeune femme ; mais cet éclair d’audacieux désir s’éteignait aussi rapidement qu’il s’était allumé. La défiance de soi-même, la crainte d’offenser, l’effroi d’être repoussé, abaissaient bien vite la blonde paupière de Jacques ; et son sang, allumé jusque sur son front, se glaçait tout à coup jusqu’à la blancheur de l’albâtre. Alors sa timidité le rendait si farouche, qu’on eût dit qu’il se repentait d’un instant d’enthousiasme, qu’il en avait honte, et qu’il fallait bien se garder d’y croire. C’est qu’en se donnant sans réserve à toutes les heures de sa vie, il se reprenait malgré lui, et forçait les autres à se replier sur eux-mêmes. C’est ainsi qu’il repoussait l’amour de la timide et fière Alice, cette âme semblable à la sienne pour leur commune souffrance.

Ah ! pourquoi, entre deux cœurs qui se cherchent et se craignent, un cœur ami, un prêtre de l’amour divin, ou mieux encore une prêtresse, car ce rôle délicat et pur irait mieux à la femme ; pourquoi, dis-je, un ange protecteur ne vient-il pas se placer pour unir des mains qui tremblent et s’évitent, et pour prononcer à chacun le mot enseveli dans le sein de chacun ? Eh quoi ! il y a des êtres hideux dont les fonctions sans nom consistent à former par l’adultère, par la corruption, ou par l’intérêt sordide du mariage, de monstrueuses unions, et la divine religion de l’amour n’a pas de ministres pour sonder les cœurs, pour deviner les blessures et pour unir ou séparer sans appel ce qui doit être lié ou béni dans le cœur de l’homme et de la femme ? Mais où est la place de l’amour dans notre société, dans notre siècle surtout ? Il faut que les âmes fortes se fassent à elles-mêmes leur code moralisateur, et cherchent l’idéal à travers le sacrifice, qui est une espèce de suicide ; ou bien il faut que les âmes troublées succombent, privées de guide et de secours, à toutes les tentations fatales qui sont un autre genre de suicide.

Alice se sentit frémir de la tête aux pieds en rencontrant le regard enivré de Jacques ; mais la femme est la plus forte des deux dans ce genre de combat ; elle peut gouverner son sang jusqu’à l’empêcher de monter à son visage. Elle peut souffrir aisément sans se trahir, elle peut mourir sans parler. Et puis cette souffrance a son charme, et les amants la chérissent. Ces palpitations brûlantes, ces désirs et ces terreurs, ces élans immenses et ces strangulations soudaines, tout cela est autant d’aiguillons sous lesquels on se sent vivre, et l’on aime une vie pire que la mort. Il est doux, quand les vœux sont exaucés, de se rencontrer, de se retracer l’un à l’autre ce qu’on a souffert, et parfois alors on le regrette ! mais il est affreux de se le cacher éternellement et de s’être aimés en vain. Entre l’ivresse accablante et la soif inassouvie il y a toujours un abîme de douleur et de regret incommensurable. On y tombe de chaque rive. De quel côté est la chute la plus rude ?

Ainsi, lorsqu’on cherche à percer le nuage derrière lequel se tiennent cachées toutes les vérités morales, on se heurte contre le mystère. La société laisse la vérité dans son sanctuaire et tourne autour. Mais lorsqu’une main plus hardie cherche à soulever un coin du voile, elle aperçoit, non pas seulement l’ignorance, la corruption de la société, mais encore l’impuissance et l’imperfection de la nature humaine, des souffrances infinies inhérentes à notre propre cœur, des contradictions effrayantes, des faiblesses sans cause, des énigmes sans mot. Le chercheur de vérités est le plus faible entre les faibles, parce qu’il est à peu près seul. Quand tous chercheront et frapperont, ils trouveront et on leur ouvrira. La nature humaine sera modifiée et ennoblie par cet élan commun, par cette fusion de toutes les forces et de toutes les volontés, que décuplera la force et la volonté de chacun… Jusque-là que pouvez-vous faire, vous qui voulez savoir ? L’ignorance est devant vous comme un mur d’airain, et vous la portez en vous-même. Vous demandez aux hommes pourquoi ils sont fous, et vous sentez que vous-même vous n’êtes point sage. Hélas ! nous accusons la société de langueur, et notre propre cœur nous crie : Tu es faible et malade !

Mais je m’aperçois que je traduis au lecteur le griffonnage obscur et fragmenté des cahiers que Jacques Laurent entassait à cette époque de sa vie, dans un coin, et sans les relire ni les coordonner, comme il avait toujours fait. Ses notes et réflexions nous ont paru si confuses et si mystérieuses, que nous avons renoncé à en publier la suite.

Vaincu par l’insistance d’Alice, il ouvrit son cœur du moins à l’amitié, et lui raconta toute l’histoire que l’on a pu lire dans la première partie de ce récit, mais en peu de mots et avec des réticences, pour ne pas alarmer la pudeur d’Alice. Elle était bonne et charitable, dit-il, cela est certain. Elle m’envoya, sans me connaître, de l’argent pour soulager la misère des malheureux qui ne pouvaient pas payer leur loyer au régisseur de cette maison. Le hasard me fit entrer dans ce jardin, alors abandonné, par cet appartement alors en construction. Un autre hasard me fit franchir la petite porte du mur et pénétrer dans la serre de l’autre enclos. Un dernier hasard, je suppose, l’y amena ; là je causai avec elle. Là je retournai deux fois, et je fus attendri, presque fasciné par le charme de son esprit, l’élévation de ses idées, la grandeur de ses sentiments. C’était la femme la plus belle, la plus éloquente et, à ce qu’il me semblait, la meilleure que j’eusse encore rencontrée. Ensuite…

— Ensuite, dit Alice avec une impétuosité contenue.

— Je la revis dans un bal…

— Au bal de l’Opéra ?

— Il ne tiendrait qu’à moi de croire que j’y suis en cet instant, reprit Laurent avec un enjouement forcé, car vous m’intriguez beaucoup, Madame, par la révélation que vous me faites de mes propres secrets.

— C’était donc un secret, un rendez-vous ? Vous voyez, mon ami, que je ne sais pas tout.

— C’était encore un hasard. Je fus raillé par une femme impétueuse, hardie, éloquente autant que l’autre, mais d’une éloquence bizarre, pleine d’audace et d’effrayantes vérités.

— Comment l’autre ? Je ne comprends plus.

— C’était la même.

— Et laquelle triompha ?

— Toutes deux triomphèrent de mes sophismes philosophiques, toutes deux m’ouvrirent les yeux à certaines portions de la vérité, et firent naître en moi l’idée de nouveaux devoirs.

— Expliquez-vous, monsieur Laurent, vous parlez par énigmes.

— L’une, celle que j’avais vue vêtue de blanc au milieu des fleurs, représentait le sacrifice et l’abnégation ; l’autre, celle qui se cachait sous un masque noir et que j’entrevoyais à travers la poussière et le bruit, me représentait la révolte de l’esclave qui brise ses fers et la rage héroïque du blessé percé de coups qui ne veut pas mourir. Une troisième figure m’apparut qui réunissait en elle seule les deux autres aspects : c’était la force et l’accablement, le remords et l’audace, la tendresse et l’orgueil, la haine du mal avec la persistance dans le mal ; c’était Madeleine échevelée dans les larmes, et Catherine de Russie enfonçant sa couronne sur sa tête avec un terrible sourire. Ces deux femmes sont en elle : Dieu a fait la première, la société a fait la seconde.

— Vous m’effrayez et vous m’attendrissez en même temps, mon ami, dit Alice en détournant son visage altéré et en se penchant pour méditer. Cette femme n’est pas

    monie sont traitées incidemment, mais avec largeur, dans Lavater. En s’appliquant aux particularités de la physionomie générale, chaque système amène un progrès, des observations plus précises, des études plus approfondies, et de nouvelles recherches métaphysiques. C’est sous ce dernier point de vue que nous attachons de l’importance à de tels systèmes. En général, le public n’y cherche qu’un amusement, une sorte d’horoscope. Nous y voyons bien autre chose à conclure de la relation de l’esprit avec la matière. Mais ce n’est pas dans une note, et au beau milieu d’un roman, que nous pouvons développer nos idées à cet égard. L’occasion s’en retrouvera, ou d’autres le feront mieux. En attendant, l’ouvrage de M. d’Arpentigny est à noter comme important et remarquable.