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LUCREZIA FLORIANI.

cité ; ah ! je l’aurais bien voulu ! mais elle en aimait un autre alors, et qui sait, d’ailleurs, si je lui aurais plu, quand même je l’aurais connue libre ? Non, Karol, je n’ai pas été son amant ; et, comme j’étais l’ami de celui qu’elle avait quand nous nous sommes connus (c’était un Foscari, un brave jeune homme !), comme je la savais loyale et fidèle, je n’ai jamais songé à la désirer. Oh ! si elle vivait seule aujourd’hui, comme on me l’a dit à Milan… et si elle voulait m’aimer !… Mais non ! Tiens, ne fronce pas le sourcil : je ne crois pas qu’il m’arrive de m’enflammer pour elle. Il y a bien longtemps que je ne l’ai vue. Elle n’est peut-être plus belle… Et d’ailleurs mon cœur et mes sens avaient pris l’habitude d’être calmes auprès d’elle. Mon imagination aurait un grand effort à faire pour passer de l’estime et du respect… Pourtant je ne suis pas hypocrite, je n’en voudrais pas jurer !… Quand l’amitié est immense, d’un homme à une femme… Mais probablement si elle vit seule, elle aime un absent. Il est impossible que cette généreuse créature vive sans amour ; et, alors, je n’aurai pas une mauvaise pensée auprès d’elle. Je ne voudrais pour rien au monde perdre son amitié !…

— D’après toutes ces tergiversations, dit le prince avec un sourire mélancolique, je vois que je risque de te perdre, et que mon pressentiment de malheur pourrait bien n’être pas un rêve.

— Ton pressentiment ! ah ! tu y reviens ! je l’avais oublié. Eh bien ! s’il t’annonce que je vais m’arrêter chez une enchanteresse et que je te laisserai partir seul, il ment avec impudence. Non, non, Karol, ta santé, ton désir, notre voyage avant tout ! Si ton pressentiment avait une figure, je lui donnerais un soufflet !

Les deux amis s’entretinrent encore quelques instants de la Floriani. Le prince, venant en Italie pour la première fois, ne l’avait jamais vue, et ne connaissait d’elle que la renommée de son talent et l’éclat de ses aventures. Salvator parlait d’elle avec enthousiasme ; mais comme il ne faut pas toujours s’en rapporter aux amis, nous dirons nous-même au lecteur ce qu’il doit savoir, pour le moment, de notre héroïne.

Lucrezia Floriani était une actrice d’un talent pur, élevé, suffisamment tragique, toujours émouvant et sympathique quand elle jouait un rôle bien fait, exquis, admirable, dans tous les détails de pantomime, créations ingénieuses à l’aide desquelles l’acteur fait souvent valoir le vrai poëte, et trouve grâce pour le faux. Elle avait eu de grands succès, non-seulement comme actrice, mais encore comme auteur ; car elle avait porté la passion de son art jusqu’à oser faire des pièces de théâtre ; d’abord en collaboration avec quelques amis lettrés, et enfin seule et sous sa propre inspiration. Ses pièces avaient réussi, non qu’elles fussent des chefs-d’œuvre, mais parce qu’elles étaient simples, d’un sentiment vrai, bien dialoguées, et qu’elle les jouait elle-même. Elle ne s’était jamais fait nommer après les représentations ; mais son secret, pour le coup, était celui de la comédie, et le public la nommait lui-même au milieu des couronnes et des applaudissements qu’il lui prodiguait.

À cette époque, et dans ce pays-là, la critique des journaux n’avait pas un grand développement. La Floriani avait beaucoup d’amis, on était indulgent pour elle. Le parterre des villes d’Italie lui décernait de bruyantes ovations de famille. On l’aimait ; et s’il est probable que sa gloire d’auteur lui ait été très-bénévolement accordée, il est certain du moins que, par son caractère, elle méritait cette indulgence et cette affection. Il n’y eut jamais de personne plus désintéressée, plus sincère, plus modeste et plus libérale. Je ne sais plus si c’est à Vérone ou à Pavie qu’elle eut la direction d’un théâtre et forma une troupe. Elle se fit estimer de tous ceux qui traitèrent avec elle, adorer de ceux qui eurent besoin de son assistance, et le public l’en récompensa. Elle fit là d’assez bonnes affaires, et dès qu’elle se vit en possession d’une aisance assurée, elle quitta le théâtre, quoique dans tout l’éclat de son talent et de ses charmes. Elle vécut quelques années à Milan, dans un monde d’artistes et de littérateurs. Sa maison était agréable, et sa conduite tellement honorable et digne (ce qui ne veut pas dire qu’elle fût très-régulière), que des femmes du monde la fréquentèrent avec sympathie et même avec un certain sentiment de déférence.

Mais tout à coup elle quitta le monde et la ville, et se retira au bord du lac d’Iseo, où nous la retrouvons maintenant.

Au fond des motifs qui la poussèrent dans ces directions diverses, vers cet épanouissement de talent dramatique et littéraire, et vers ce dégoût subit du monde et du bruit, vers cette activité d’administration théâtrale, et vers cette paresse d’une vie champêtre ; il y avait, n’en doutez pas, une succession ininterrompue d’histoires d’amour. Je ne vous les raconterai pas maintenant, ce serait trop long et sans intérêt direct. Je ne perdrai pas de temps non plus à vous faire saisir les nuances d’un caractère aussi clair et aussi aisé à connaître que celui du prince Karol était chatoyant et indéfinissable. Vous apprécierez, comme vous l’entendrez, ce naturel élémentaire, limpide dans ses travers comme dans ses qualités. Il est certain que je ne vous cacherai rien de la Floriani, par pruderie et crainte de vous déplaire. Ce qu’elle avait été, ce qu’elle était, elle le disait à qui le lui demandait avec amitié. Et, si quelqu’un l’interrogeait par curiosité pure, avec des ménagements ironiques, pour se venger de cette impertinente bienveillance, elle prenait plaisir à le scandaliser par sa franchise.

Nous ne saurions la mieux définir qu’elle ne le fit elle-même un jour, en répondant en bon français à un vieux marquis :

— « Vous êtes un peu embarrassé, lui disait-elle, pour savoir de quel terme, reçu dans votre langue, vous pourriez qualifier une femme comme moi. Diriez-vous que je suis une courtisane ? Je ne crois pas, puisque j’ai toujours donné à mes amants, et que je n’ai jamais rien reçu, même de mes amis. Je ne dois mon aisance qu’à mon travail, et la vanité ne m’a pas plus éblouie que la cupidité ne m’a égarée. Je n’ai eu que des amants, non-seulement pauvres, mais encore obscurs.

« Diriez-vous que je suis une femme galante ? Les sens ne m’ont jamais emportée avant le cœur, et je ne comprends seulement pas le plaisir sans une affection enthousiaste.

« Enfin, suis-je une femme de mauvaise vie, de mœurs relâchées ? Il faut savoir ce que vous entendez par là. Je n’ai jamais cherché le scandale. J’en ai peut-être fait sans le vouloir et sans le savoir. Je n’ai jamais aimé deux hommes à la fois ; je n’ai jamais appartenu de fait et d’intention qu’à un seul pendant un temps donné, suivant la durée de ma passion. Quand je ne l’aimais plus, je ne le trompais pas. Je rompais avec lui d’une manière absolue. Je lui avais juré, il est vrai, dans mon enthousiasme, de l’aimer toujours ; j’étais de la meilleure foi du monde en le jurant. Toutes les fois que j’ai aimé, ç’a été de si grand cœur, que j’ai cru que c’était la première et la dernière fois de ma vie.

« Vous ne pouvez pas dire pourtant que je sois une femme honnête. Moi, j’ai la certitude de l’être. Je prétends même, devant Dieu, être une femme vertueuse ; mais je sais que, dans vos idées et devant l’opinion, c’est un blasphème de ma part. Je ne m’en soucie point ; j’abandonne ma vie au jugement du monde, sans me révolter contre lui, sans trouver qu’il ait tort dans ses lois générales, mais sans reconnaître qu’il ait raison contre moi.

« Vous trouvez sans doute que je me traite fort bien, et que j’ai une belle dose d’orgueil ? D’accord. J’ai un grand orgueil pour moi-même, mais je n’ai point de vanité ; et on peut dire de moi tout le mal possible, sans m’offenser, sans m’affliger le moins du monde. Je n’ai pas combattu mes passions. Si j’ai bien ou mal fait, j’en ai été, et punie, et récompensée, par ces passions même. J’y devais perdre ma réputation, je m’y attendais, j’en ai fait le sacrifice à l’amour, cela ne regarde que moi. De quel droit les gens qui condamnent disent-ils que