Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1853.djvu/145

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
12
ISIDORA.

mais si tu veux que je te le dise, il y a dans ta manière de me défendre quelque chose qui me blesse profondément. Tu n’aurais donc pas consenti à défendre le nom et la personne d’Isidora, dans la crainte de passer pour l’amant d’une femme qu’on peut outrager ainsi ?

— Rien de semblable ne m’est venu à l’esprit ; je n’ai songé qu’à vous débarrasser d’un fou ou d’un ennemi, qui m’eût, à coup sûr, forcé de traverser par quelque scandale le plaisir que j’éprouve à causer avec vous.

— Mais si j’avais été cette Isidora fameuse dont on dit tant de mal, et dont vous avez sans doute la plus parfaite horreur, et si l’ennemi s’était acharné à me prendre pour elle, nonobstant notre mariage improvisé ?…

— D’abord je ne m’inquiète pas de cette Isidora, et je ne la connais pas. Je ne suis pas un homme du monde, je n’ai point de rapports avec ce genre de femmes célèbres. Ensuite, Isidora ou non, je vous prie de croire que je ne suis pas assez de mon village pour ne pas savoir qu’on doit protection à la femme qu’on accompagne.

— Ah ! mon cher villageois, avoue que c’est une triste nécessité que le devoir d’un honnête homme en pareil cas ! Risquer sa vie pour une fille !

— Je n’ai jamais su ce que c’était qu’une fille, je le sais moins que jamais, et je suis tenté, depuis huit jours, de croire qu’il n’y a point de femmes qui méritent réellement cette épithète infamante. Si Isidora est une de ces femmes, et si vous êtes cette Isidora, j’éprouve pour vous…

— Eh bien, qu’éprouves-tu pour moi ? Dis donc vite !

— Le même sentiment qu’un dévot aurait pour une relique qu’il verrait foulée aux pieds dans la fange. Il la relèverait, il s’efforcerait de la purifier et de la replacer sous la châsse.

— Tu es meilleur que les autres, pauvre Jacques, mais tu n’es pas plus grand ! Tu vois toujours dans l’amour l’idée de pardon et de correction, tu ne vois pas que ton rôle de purificateur, c’est le préjugé du pédagogue qui croit sa main plus pure que celle d’autrui, et que la châsse où tu veux replacer la relique, c’est l’éteignoir, c’est la cage, c’est le tombeau de ta possession jalouse ?

— Femme orgueilleuse ! m’écriai-je, tu ne veux pas même de pardon ?

— Le pardon est un reproche muet, le mépris subsiste après. Je donnerais une vie de pardon pour un instant d’amour.

— Mais le mépris revient aussi après cet instant-là !

— On l’a eu, cet instant ! Avec le pardon on ne l’a pas. Mépris pour mépris, j’aime mieux celui de la haine que celui de la pitié. »

Je ne sais comment il se fit que l’accent dont elle dit ces paroles me causa une sorte de vertige. Je fus comme tenté de me jeter à ses pieds et de lui demander pardon à elle-même. Mais un reste d’effroi et peut-être de dégoût me retint.

« Allons-nous-en, me dit-elle, nous ne nous entendrons pas, mon philosophe ! »

Je la suivis machinalement. Nous fîmes un tour de foyer. J’y étais étourdi et comme étouffé par le feu croisé des agaceries et des épigrammes. Tout à coup ma compagne quitta mon bras comme pour m’échapper. Je ne la perdis pas de vue, et, voyant qu’elle quittait le bal, je décidai de le quitter aussitôt, tout en protégeant sa retraite. Je descendais l’escalier sur ses pas, et elle atteignait la dernière marche, lorsque le beau jeune homme dont je l’avais débarrassée, et qui rentrait, se trouve face à face avec elle. Il s’arrête, sourit avec un mépris inexprimable, et, levant les yeux vers moi :

« C’est donc l’habitude dans votre province, me dit-il, de suivre sa femme comme un jaloux, et de l’observer à distance ? Mon cher monsieur, vous vous êtes moqué de moi, mais je vous le pardonne, si bien que je veux vous donner un petit avis. La dame que vous escortez est la plus belle femme de Paris, vous avez raison d’en être vain ; mais, comme c’est la plus méprisable et la plus méprisée, vous auriez grand tort d’en être fier.

— Et vous, répondis-je, vous devriez être honteux de parler comme vous faites. Si vous dites un mot de plus, je vous en rendrai très-repentant. »

Un flot de monde qui rentrait nous sépara, et il monta l’escalier assez rapidement. Quand il fut en haut du premier palier, il se retourna. Je m’étais emparé du bras d’Isidora, et je m’étais arrêté en bas pour le regarder aussi. Il haussa légèrement les épaules. Je lui fis un signe impératif pour qu’il eût à disparaître ou à redescendre. Il prit le premier parti, couvrant d’un air de dédain ironique sa retraite prudente.

Je me sentais le sang échauffé plus que de raison ; je voulais remonter et le forcer à prendre d’autres airs. Ma compagne se cramponna après moi.

« Vous me perdez si vous faites du scandale, me dit-elle. Suivez-moi, j’ai à vous parler. »

Elle m’entraîna vers un fiacre, donna son adresse tout bas au cocher, et me dit :

« Jacques, vous allez me suivre chez moi. Ce n’est pas une aventure ; je sais qu’elle ne serait pas de votre goût, et il n’est pas certain qu’elle fût du mien. »

Que ce fût la colère dont j’étais à peine remis, ou la pitié pour elle, ou quelque intérêt subit plus tendre que je ne voulais me l’avouer, je ne me sentais plus sous l’empire de la raison. Il faut que j’avoue aussi que la crainte de découvrir la vieillesse et la laideur sous son masque avait agi à mon insu sur mon imagination. Le dandy, qui croyait me dégoûter d’elle en m’apprenant (ce qu’il ne supposait pas que je pusse ignorer), quelle était la plus belle femme de Paris, avait étrangement manqué sa vengeance. Le prestige de la beauté, lors même qu’il n’agit pas encore sur les yeux, est tout puissant sur un cerveau aussi impressionnable que le mien. J’entourai de mes bras ma tremblante conquête, et perdant tout mon orgueil de pédagogue, je la suppliai de ne pas me croire indigne d’un de ces moments d’amour qu’elle m’avait fait rêver si doux et si terribles. Elle tressaillit et s’arracha de mes bras à plusieurs reprises ; enfin elle me dit :

« Prenez garde, Jacques, que ma figure ne soit pour vous la tête de Méduse !… Vous allez me voir, hélas ! ne parlez pas d’amour et de joie. Je touche au terme de mon agonie, et je sens la vie quitter mon sein, peut-être pour la dernière fois. »

Le fiacre s’arrêta à une petite porte, dans une ruelle sombre. J’en franchis le seuil sans savoir dans quel quartier de Paris je pouvais être : j’avais fait cette course comme un somnambule. Nous traversâmes plusieurs pièces mystérieuses, éclairées seulement par des feux mourants de cheminée qui faisaient scintiller dans l’ombre quelques dorures. Enfin nous entrâmes dans un boudoir à la fois chaste et délicieux, au milieu duquel brûlait une lampe de bronze antique. Ma compagne ferma soigneusement les portes, alluma plusieurs bougies, et, tout à coup arrachant son masque avec un mouvement de colère et de désespoir, elle me montra… Ô ciel ! écrirai-je son nom sans défaillir !… les traits purs et divins de Julie !

« Julie ! m’écriai-je…

— Non pas Julie, dit-elle avec amertume, mais Isidora, la femme la plus méprisée, sinon la plus méprisable de Paris. »

Je restai longtemps atterré, et, lorsque j’osai relever les yeux sur elle, je vis qu’elle observait mon visage avec une profonde anxiété.

« Jacques, reprit-elle alors, voyant que je n’avais pas la force de rompre le silence, vous avez aimé Julie ! Julie n’a pas joué de rôle devant vous : vous n’aviez point parlé d’amour ensemble. Vous avez connu l’état présent de son âme, ses profonds ennuis et ses plus sérieuses préoccupations depuis qu’elle a renoncé au rêve d’être aimée. Mais elle vous eût trompé, si elle eût laissé la passion s’allumer en vous dans les circonstances pures et charmantes qui avaient présidé à votre rencontre. Le hasard d’une autre rencontre à la porte de l’Opéra l’a décidée à se faire connaître sous son autre aspect. Celui-là, c’est le passé, mais un passé qui n’est pas assez loin pour être oublié des hommes qui le connaissent…