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ISIDORA.

instincts les plus héroïques. Songes-y, malheureux, toutes ces femmes de plaisir et d’ivresse, c’est l’élite des femmes, ce sont les types les plus rares et les plus puissants qui soient sortis des mains de la nature ; et c’est pourquoi, grâce aux législateurs pudiques de la société, elles sont ici, cherchant l’illusion d’un instant d’amour, au milieu d’une foule d’hommes qui feignent de les aimer, et qui affectent entre eux de les mépriser. Les plus beaux et les meilleurs êtres de la création sont là, forcés de tout braver, ou de se masquer et de mentir, pour n’être pas outragés à chaque pas. Et c’est là votre ouvrage, hommes clairvoyants, qui avez fait de votre amour un droit, et du nôtre un devoir ! »

Elle me parla longtemps sur ce ton, et me fit entendre de si justes plaintes, elle sut donner tant d’attraits et de puissance à ce dieu d’Amour dont elle semblait vouloir élever le culte sur les ruines de tous les principes, que les heures de la nuit s’envolèrent pour moi comme un songe. La parole de cette femme me subjuguait ; la laideur de son déguisement, l’effroi que m’inspirait son masque, et jusqu’à l’éclat lugubre de la fête où elle m’avait entraîné, tout cela disparaissait autour de moi. Toute son âme, tout son être semblaient être passés dans cette parole ardente, et cette voix feinte, qu’elle maintenait avec art pour ne pas se faire reconnaître, cette voix de masque qui m’avait blessé le tympan d’abord, prenait pour moi des inflexions étranges, quelque chose d’incisif, de pénétrant, qui agissait sur mes nerfs, si ce n’est sur mon âme. Je me sentais vaincu, modifié et comme transformé dans mes opinions en l’écoutant. Je lui demandai grâce. « Je suis trop agité pour répondre, lui dis-je, je veux rentrer en moi-même, et savoir si à l’abri de votre éloquence je dois vous admirer ou vous plaindre.

— Eh bien, dit-elle en se levant, consulte l’oracle ! Demande à Julie ce qu’elle doit penser du caquet de sa femme de chambre. Je te donne rendez-vous ici, à cette place et à cette heure, d’aujourd’hui en huit, si tu n’y viens pas, je te regarderai comme vaincu, et je regretterai le temps que j’aurai perdu à provoquer un adversaire si faible. »

Elle disparut. J’étais si accablé, que je ne songeai pas à la suivre. Puis je le regrettai aussitôt, et me mis à sa recherche, mais inutilement. Il y avait dans le bal plus de cent dominos à noeuds roses. Une ouvreuse de loges, avec qui je sus engager une conversation, m’apprit que les femmes comme il faut ne portaient jamais aucun ornement, et que leur costume était uniformément noir comme la nuit.

Cette femme m’a bouleversé le cerveau. Ô Julie ! j’ai besoin de vous revoir et de vous entendre pour effacer ce mauvais rêve, pour me rattacher à l’adoration fervente et inviolable de la clarté sans ombre et de la pudeur sans trouble.


8 janvier.

Un mauvais génie a présidé au destin de la semaine. Une fois je suis allé au jardin, elle n’a point paru ; une autre fois j’ai essayé de pénétrer dans l’enclos par le rez-de-chaussée ; les portes étaient replacées, les serrures posées et fermées. J’ai fait une tentative désespérée auprès de madame Germain ; j’ai humblement demandé la permission de prendre un peu d’air et de mouvement dans ce jardin inoccupé. Elle m’a aigrement refusé.

« De l’air et du mouvement, Monsieur n’en manque pas, puisqu’il passe les nuits à courir ! »

J’ai offert de l’argent ; mais je ne suis pas assez riche pour corrompre.

« Monsieur n’en aura pas de trop pour acquitter les dettes des locataires insolvables. D’ailleurs, c’est ma consigne ; le jardin n’est ouvert à personne. »

J’irai au bal de l’Opéra ce soir ; je ferai cette folie. J’interrogerai ce masque. Je saurai si Julie est malade ou si elle a quelque chagrin. Je ferai semblant d’être galant pour me rendre favorable cette femme étrange qui prétend la connaître… et qui m’a peut-être trompé. Comment Julie pourrait-elle se lier d’amitié avec un caractère si différent du sien ?


10 janvier.

Me voilà brisé, anéanti ! Non, je n’aurai pas le courage de me raconter à moi-même ce que j’ai découvert, ce que je souffre depuis cette nuit maudite !


10 janvier.

Essayons d’écrire. Les souvenirs qu’on se retrace en les rédigeant échappent au vague de la rêverie dévorante.

À minuit j’étais là, où elle m’avait dit de la rejoindre, et je l’attendais. Elle paraît enfin, me serre convulsivement la main, et se jette, essoufflée, sur une chaise au fond de la loge, après s’y être fait renfermer avec moi par l’ouvreuse. Au bout de quelques moments de silence, où elle paraissait véritablement suffoquée par l’émotion :

« J’ai encore été poursuivie aujourd’hui, me dit-elle, par un homme qui me hait et que je méprise. Oh ! candide et honnête Jacques ! vous ne savez pas ce que c’est qu’un homme du monde, à quelle lâche fureur, à quels ignobles ressentiments peuvent se porter ces gens de bonne compagnie, quand le despotisme fanatique de leur amour-propre est blessé ! »

Je la plaignais, mais je ne trouvais pas d’expression pour la consoler.

« Vous le voyez, lui dis-je, cette vie d’enivrement et de plaisir égare celles qui s’y abandonnent. Ces illusions d’un instant dont vous me parliez mettent l’amour d’une femme, peut-être belle et bonne, aux bras d’un homme indigne d’elle, et capable de tout pour se venger du retour de sa raison.

— Qu’est-ce que cela prouve, Jacques ? me dit-elle vivement. C’est qu’apparemment il faut s’abstenir de chercher et de rêver l’amour dans ce monde-ci. Créez-en donc un meilleur, où l’on puisse estimer ce qu’on aime, et, en attendant, croyez-moi, ne prenez pas parti pour le bourreau contre la victime. »

En ce moment, la porte de la loge voisine s’ouvrit. Un fort bel homme, qui avait un air de grand seigneur et des fleurs à sa boutonnière, entra, et, se penchant vers ma compagne par-dessus la cloison basse qui le séparait de nous :

« C’est donc vous enfin, belle Isidora ? lui dit-il d’un ton acerbe. Pourquoi fuir et vous cacher ? Je ne prétends pas troubler vos plaisirs, mais voir seulement la figure de notre heureux successeur à tous, afin de le désigner aux remercîments de mon ami Félix. »

Quoiqu’il eût parlé à voix basse, je n’avais pas perdu un mot de son compliment. Ma compagne m’avait saisi le bras, et je la sentais trembler comme une feuille au vent d’orage. Je pris vite mon parti.

« Monsieur, dis-je en me levant, je ne sais point ce que c’est que mademoiselle Isidora. Je ne sais pas davantage ce que c’est que votre ami Félix, et je ne vois pas trop ce que peut être un homme qui s’en vient insulter une femme au bras d’un autre homme. Mais ce que je sais, mordieu, fort bien, c’est que je reviens de mon village, et que j’en ai rapporté des poings qui, pour parler le langage du lieu où nous sommes, pourraient bien vous faire piquer une tête dans le parterre, si votre goût n’était pas de nous laisser tranquilles. »

Puis, comme je le voyais hésiter, et qu’il me paraissait trop facile de me débarrasser de ce beau fils par la force, il me prit envie de le persifler par un mensonge.

« Sachez, d’ailleurs, lui dis-je, que madame est… ma femme, et tenez-vous pour averti.

— Votre femme ! répondit le dandy avec ironie, quoique cependant il ne fût pas certain de ne pas s’être grossièrement trompé. — Votre femme !… Eh bien ! Monsieur, vous défendez peu courtoisement son honneur ; mais j’ai tort, et je mérite un peu votre mercuriale. Que madame me pardonne, ajouta-t-il en saluant ma prétendue femme, c’est une méprise qui n’a rien de volontaire.

— Je te remercie, bon Jacques, reprit-elle, aussitôt qu’il se fut éloigné, tu m’as rendu un grand service ;