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ISIDORA.

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31 janvier.

Je ne sais pas si j’ai fait une nouvelle maladresse, mais j’ai risqué hier un grand moyen. Au moment où j’allais fermer ma fenêtre, par laquelle entrait un doux rayon de soleil, le seul qui ait paru depuis quatre mortels jours, j’ai jeté les yeux sur le jardin voisin et j’y ai vu mon innominata. Avec son manteau de velours noir doublé d’hermine, elle m’a paru encore plus belle que la première fois. Elle marchait lentement dans l’allée, abritée du vent d’est par le mur qui sépare les deux jardins. Elle était seule avec un charmant lévrier gris de perle. Alors j’ai fait un coup de tête ! J’ai pris mon billet, je l’ai attaché à une bûchette de mon poêle et je l’ai adroitement lancé, ou plutôt laissé tomber aux pieds de la dame, car ma fenêtre est la dernière de la maison, de ce côté. Elle a relevé la tête sans marquer trop d’effroi ni d’étonnement. Heureusement j’avais eu la présence d’esprit de me retirer avant que mon projectile fût arrivé à terre, et j’observais, caché derrière mon rideau. La dame a tourné le dos sans daigner ramasser le billet. Certainement elle a déjà reçu des missives d’amour envoyées furtivement par tous les moyens possibles, et elle a cru savoir ce que pouvait contenir la mienne. Elle y a donc donné cette marque de mépris de la laisser par terre. Mais heureusement son chien a été moins collet-monté ; il a ramassé mon placet et il l’a porté à sa maîtresse en remuant la queue d’un air de triomphe. On eût dit qu’il avait le sentiment de faire une bonne action, le pauvre animal ! La dame ne s’est pas laissé attendrir. « Laissez cela, Fly, lui a-t-elle dit d’une voix douce, mais dont je n’ai rien perdu. Laissez-moi tranquille ! » Puis elle a disparu au bout de l’allée, sous des arbres verts. Mais le chien l’y a suivie, tenant toujours mon envoi par un bout du bâton, avec beaucoup d’adresse et de propreté. La curiosité aura peut-être décidé la dame à examiner mon style, quand elle aura pu se satisfaire sans déroger à la prudence. Quand ce ne serait que pour rire d’un sot amoureux, plaisir dont les femmes, dit-on, sont friandes ! Espérons ! Pourtant je ne vois rien venir depuis hier. Mon pauvre voisin ! je ne te laisserai pas chasser, quand même je devrais mettre mon Origène ou mon Bayle en gage.

Mais aussi quelle idée saugrenue m’a donc passé par la tête, d’écrire à la femme plutôt qu’au mari ? Je l’ai fait sans réflexion, sans me rappeler que le mari est le chef de la communauté, c’est-à-dire le maître, et que la femme n’a ni le droit, ni le pouvoir de faire l’aumône. Eh ! c’est précisément cela qui m’aura poussé, sans que j’en aie eu conscience, à faire appel au bon cœur de la femme !

CAHIER No 1. — TRAVAIL.

L’éducation pourrait amener de tels résultats, que les aptitudes de l’un et de l’autre sexe fussent complètement modifiées.

CAHIER No 2. — JOURNAL.

J’ai été interrompu par l’arrivée d’un joli enfant de douze ou quatorze ans, équipé en jockey.

« Monsieur, m’a-t-il dit, je viens de la part de madame pour vous dire bien des choses.

— Bien des choses ? Assieds-toi là, mon enfant, et parle.

— Oh ! je ne me permettrai pas de m’asseoir ! Ça ne se doit pas.

— Tu te trompes ; tu es ici chez ton égal, car je suis domestique aussi.

— Ah ! ah ! vous êtes domestique ? De qui donc ?

— De moi-même. »

L’enfant s’est mis à rire, et, s’asseyant près du feu :

« Tenez, Monsieur, m’a-t-il dit en exhibant une lettre cachetée à mon adresse, voilà ce que c’est. »

J’ai ouvert et j’ai trouvé un billet de banque de mille francs.

« Qu’est-ce que cela, mon ami ! et que veut-on que j’en fasse ?

— Monsieur, c’est de l’argent pour ces malheureux locataires du cinquième, que madame vous charge de secourir quand ils ne pourront pas payer.

— Ainsi, madame me prend pour son aumônier ? C’est très-beau de sa part ; mais j’aime beaucoup mieux qu’elle donne des ordres pour qu’on laisse ces malheureux tranquilles.

— Oh ! ça ne se fait pas comme vous croyez ! Madame ne donne pas d’ordres dans la maison. Ça ne la regarde pas du tout. Monsieur le comte lui-même n’a rien à voir dans les affaires du régisseur. D’ailleurs, madame craint tant d’avoir l’air de se mêler de quelque chose, qu’elle vous prie de ne pas parler du tout de ce qu’elle fait pour vos voisins.

— Elle veut que sa main gauche ignore ce que fait sa main droite ? Tu lui diras de ma part qu’elle est grande et bonne.

— Oh ! pour ça, c’est vrai. C’est une bonne maîtresse, celle-là. Elle ne se fâche jamais, et elle donne beaucoup. Mais savez-vous, Monsieur, que c’est moi qui suis cause que Fly n’a pas mangé votre billet ?

— En vérité ?

— Vrai, d’honneur ! Madame était rentrée pour recevoir une visite. Elle n’avait pas fait attention que le chien tenait quelque chose dans sa gueule. Moi, en jouant avec lui, j’ai vu qu’il était en colère de ce qu’on ne lui faisait pas de compliment ; car lorsqu’il rapporte quelque chose, il n’aime pas qu’on refuse de le prendre. Il commençait donc à ronger le bois et à déchirer le papier. Alors je le lui ai ôté ; j’ai vu ce que c’était, et je l’ai porté à madame aussitôt qu’elle a été seule. Elle ne voulait pas le prendre.

— Mets cela au feu, qu’elle disait, c’est quelque sottise.

— Non, non, Madame, c’est des malheureux.

— Tu l’as donc lu ?

— Dame, Madame, que j’ai fait, Fly l’avait décacheté, et ça traînait.

— Tu as bien fait, petit, qu’elle m’a dit après qu’elle a eu regardé votre lettre, et pour te récompenser, c’est toi que je charge d’aller aux informations. Si l’histoire est vraie, c’est toi qui porteras ma réponse et qui expliqueras mes intentions ; et puis, attends, qu’elle m’a dit encore : Tu diras à ce M. Jacques Laurent que je le remercie de sa lettre, mais qu’il aurait bien pu l’envoyer plus raisonnablement que par sa fenêtre.

Là-dessus, j’ai expliqué au jockey l’inutilité de ma démarche d’hier et l’urgence de la position. Il m’a promis d’en rendre compte.

J’ai bien vite porté un raisonnable secours au vieillard. En apprenant la générosité de sa bienfaitrice, il a été touché jusqu’aux larmes.

« Est-ce possible, s’est-il écrié, qu’une âme si tendre et si délicate soit calomniée par de vils serviteurs !

— Comment cela ?

— Il n’y a pas d’infamies que cette ignoble portière n’ait voulu me débiter sur son compte ; mais je ne veux pas même les répéter. Je ne pourrais d’ailleurs plus m’en souvenir. »

CAHIER No 4. — TRAVAIL.

La bonté des femmes est immense. D’où vient donc que la bonté n’a pas de droits à l’action sociale en législation et en politique ?

CAHIER No 2. — JOURNAL.

1er janvier.

— Il est étrange que je ne puisse plus travailler. Je suis tout ému depuis quelques jours, et je rêve au lieu de méditer. Je croyais qu’un temps plus doux, un ciel plus clair me rendraient plus laborieux et plus lucide. Je ne suis plus abattu comme je l’étais : au contraire, je me sens un peu agité ; mais la plume me tombe des mains quand je veux généraliser les émotions de mon cœur. Ô puissance de la douceur et de la bonté, que tu