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LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.

nirs indécis avaient leur charme, et, pour les enfants qui ne connaissaient pas ces pièces, elles avaient l’attrait de la création. Ils les concevaient, sur un simple exposé préliminaire, autrement que nous, et nous étions tout ravis de leur voir trouver d’inspiration des caractères nouveaux et des scènes meilleures que celles du texte. Nous avions encore la ressource de faire de bonnes pièces avec de fort mauvaises. Boccaferri excellait à ce genre de découvertes. Il fouillait dans sa bibliothèque théâtrale, et trouvait un sujet heureux à exploiter dans une vieillerie mal conçue et mal exécutée.

— Il n’est si mauvaise œuvre tombée à plat, disait-il, où l’on ne trouve une idée, un caractère ou une scène dont on peut tirer un bon parti. Au théâtre, j’ai entendu siffler cent ouvrages qui eussent été applaudis, si un homme intelligent eût traité le même sujet. Fouillons donc toujours, ne doutons de rien, et soyez sûrs que nous pourrions aller ainsi pendant dix ans et trouver tous les soirs matière à inventer et à développer.

Cette vie fut charmante et nous passionna tous à tel point, que cela eût semblé puéril et quasi insensé à tout autre qu’à nous. Nous ne nous blasions point sur notre plaisir, parce que la matinée entière était donnée à un travail plus sérieux. Je faisais de la peinture avec Stella ; le marquis et sa fille remplissaient assidûment les devoirs qu’ils s’étaient imposés ; Célio faisait l’éducation littéraire et musicale de son jeune frère et de notre petite sœur Béatrice, à laquelle aussi on me permettait de donner quelques leçons. L’heure de la comédie arrivait donc comme une récréation toujours méritée et toujours nouvelle. La porte d’ivoire s’ouvrait toujours comme le sanctuaire de nos plus chères illusions.

Je me sentais grandir au contact de ces fraîches imaginations d’artistes dont le vieux Boccaferri était la clé, le lien et l’âme. Je dois dire que Lucrezia Floriani avait bien connu et bien jugé cet homme, le plus improductif et le plus impuissant des membres de la société officielle, le plus complet, le plus inspiré, le plus artiste enfin des artistes. Je lui dois beaucoup, et je lui en conserverai au delà du tombeau une éternelle reconnaissance. Jamais je n’ai entendu parler avec autant de sens, de clarté, de profondeur et de délicatesse sur la peinture. En barbouillant de grossiers décors (car il peignait fort mal), il épanchait dans mon sein un flot d’idées lumineuses qui fécondaient mon intelligence, et dont je sentirai toute ma vie la puissance génératrice.

Je m’étonnai que Célio devant épouser Cécilia et devenir riche et seigneur, les Boccaferri songeassent sérieusement à lui faire reprendre ses débuts : mais je le compris, comme eux, en étudiant son caractère, en reconnaissant sa vocation et la supériorité de talent que chaque jour faisait éclore en lui. — Les grands artistes dramatiques ne sont-ils pas presque toujours riches à une certaine époque de leur vie, me disait le marquis, et la possession des terres, des châteaux et même des titres les dégoûte-t-elle de leur art ? Non. En général, c’est la vieillesse seule qui les chasse du théâtre, car ils sentent bien que leur plus grande puissance et leur plus vive jouissance est là. Eh bien, Célio commencera par où les autres finissent ; il fera de l’art en grand, à son loisir ; il sera d’autant plus précieux au public, qu’il se rendra plus rare, et d’autant mieux payé, qu’il en aura moins besoin. Ainsi va le monde.

Célio vivait dans la fièvre, et ces alternatives de fureur, d’espérance, de jalousie et d’enivrement développèrent en lui une passion terrible pour Cécilia, une puissance supérieure dans son talent. Nous lui laissâmes passer deux mois dans cette épreuve brûlante qu’il avait la force de supporter, et qui était, pour ainsi dire, l’élément naturel de son génie.

Un matin, que le printemps commençait à sourire, les sapins à se parer de pointes d’un vert tendre à l’extrémité de leurs sombres rameaux, les lilas bourgeonnant sous une brise attiédie, et les mésanges semant les fourrés de leurs petits cris sauvages, nous prenions le café sur la terrasse aux premiers rayons d’un doux et clair soleil. L’avocat de Briançon arriva et se jeta dans les bras de son vieux ami le marquis, en s’écriant : Tout est liquidé !

Cette parole prosaïque fut aussi douce à nos oreilles que le premier tonnerre du printemps. C’était le signal de notre bonheur à tous. Le marquis mit la main de sa fille dans celle de Célio, et celle de Stella dans la mienne. À l’heure où j’écris ces dernières lignes, Béatrice cueille des camélias blancs et des cyclamens dans la serre pour les couronnes des deux mariées, je suis heureux et fier de pouvoir donner tout haut le nom de sœur à cette chère enfant, et maître Volabù vient d’entrer comme cocher au service du château.


FIN DU CHÂTEAU DES DÉSERTES.