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LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.

faut que je sois un scélérat puissant ou un honnête homme qui fait fiasco ! Va pour la puissance !… Après tout, ajouta-t-il en passant la main sur son front, qui sait si j’aime ? Voyons ! Il chanta Quando del vino, et il le chanta supérieurement. — Non ! non ! s’écria-t-il satisfait de lui-même, je ne suis pas fait pour aimer ! Cécilia n’est pas ma mère. Il peut lui arriver d’aimer demain quelqu’un plus que moi, toi, par exemple ! Fi donc ! moi, amoureux d’une femme qui ne m’aimerait point ! j’en mourrais de rage ! Je ne t’en voudrais pas, à toi, Salentini ; mais elle ? je la jetterais du haut de son château sur le pavé pour lui faire voir le cas que je fais de sa personne et de sa fortune !

Je fus effrayé de l’expression de sa figure. Le Célio que j’avais connu à Vienne reparaissait tout entier et me jetait dans une stupéfaction douloureuse. Il s’en aperçut, sourit et me dit : — Je crois que je redeviens méchant ! Allons rejoindre la famille, cela se dissipera. Parfois mes nerfs me jouent encore de mauvais tours. Tiens, j’ai froid ! Allons-nous-en. Il prit mon bras et rentra en courant.

À deux heures, toute la famille se réunit dans le grand salon. Le marquis donna, comme de coutume, à ses gens, l’ordre qu’on ne le dérangeât plus jusqu’au dîner, à moins d’un motif important, et que, dans ce cas, on sonnât la cloche du château pour l’avertir. Puis il demanda aux jeunes filles si elles avaient pris l’air et surveillé la maison ; à Benjamin, s’il avait travaillé, et, quand chacun lui eut rendu compte de l’emploi de sa matinée : — C’est bien, dit-il ; la première condition de liberté et de la santé morale et intellectuelle, c’est l’ordre dans l’arrangement de la vie ; mais, hélas ! pour avoir de l’ordre, il faut être riche. Les malheureux sont forcés de ne jamais savoir ce qu’ils feront dans une heure ! À présent, mes chers enfants, vive la joie ! La journée d’affaires et de soucis est terminée ; la soirée de plaisir et d’art commence. Suivez-moi.

Il tira de sa poche une grande clé, et l’éleva en l’air, aux rires et aux acclamations des enfants. Puis, nous nous dirigeâmes avec lui vers l’aile du château où était situé le théâtre. On ouvrit la porte d’ivoire, comme l’appelait le marquis, et on entra dans le sanctuaire des songes, après s’y être enfermés et barricadés d’importance.

Le premier soin fut de ranger le théâtre, d’y remettre de l’ordre et de la propreté, de réunir, de secouer et d’étiqueter les costumes abandonnés à la hâte, la nuit précédente, sur des fauteuils. Les hommes balayaient, époussetaient, donnaient de l’air, raccommodaient les accrocs faits au décor, huilaient les ferrures, etc. Les femmes s’occupaient des habits ; tout cela se fit avec une exactitude et une rapidité prodigieuses, tant chacun de nous y mit d’ardeur et de gaieté. Quand ce fut fait, le marquis réunit sa couvée autour de la grande table qui occupait le milieu du parterre, et l’on tint conseil. On remit les manuscrits de Don Juan à l’étude, on y fit rentrer des personnages et des scènes éliminés la veille ; on se consulta encore sur la distribution des rôles. Célio revint à celui de don Juan, il demanda que certaines scènes fussent chantées. Béatrice et son jeune frère demandèrent à improviser un pas de danse dans le bal du troisième acte. Tout fut accordé. On se permettait d’essayer de tout ; mais, à mesure qu’on décidait quelque chose, on le consignait sur le manuscrit, afin que l’ordre de la représentation ne fût pas troublé.

Ensuite Célio envoya Stella lui chercher diverses perruques à longs cheveux. Il voulait assombrir un peu son caractère et sa physionomie. Il essaya une chevelure noire. — Tu as tort de te faire brun, si tu veux être méchant, lui dit Boccaferri (qui reprenait son ancien nom derrière la porte d’ivoire). C’est un usage classique de faire les traîtres noirs et à tous crins, mais c’est un mensonge banal. Les hommes pâles de visage et noirs de barbe sont presque toujours doux et faibles. Le vrai tigre est fauve et soyeux.

— Va pour la peau du lion, dit Célio en prenant sa perruque de la veille, mais ces nœuds rouges m’ennuient ; cela sent le tyran de mélodrame. Mesdemoiselles, faites-moi une quantité de canons couleur de feu. C’était le type du roué au temps de Molière.

— En ce cas, rends-nous ton nœud cerise, ton beau nœud d’épée ! dit Stella.

— Qu’en veux-tu faire ?

— Je veux le conserver pour modèle, dit-elle en souriant avec malice, car c’est toi qui l’as fait, et toi seul au monde sais faire les nœuds. Tu y mets le temps, mais quelle perfection ! N’est-ce pas ? ajouta-t-elle en s’adressant à moi et en me montrant ce même nœud cerise que j’avais ramassé la veille, comment le trouvez-vous ?

Le ton dont elle me fit cette question et la manière dont elle agita ce ruban devant mon visage me troublaient un peu. Il me sembla qu’elle désirait me voir m’en emparer, et je fus assez vertueux pour ne pas le faire. La Boccaferri me regardait. Je vis rougir la belle Stella ; elle laissa tomber le nœud et marcha dessus, comme par mégarde, tout en feignant de rire d’autre chose.

Célio était brusque et impérieux avec ses sœurs, quoiqu’il les adorât au fond de l’âme, et qu’il eût pour elles mille tendres sollicitudes. Il avait vu aussi ce singulier petit épisode. — Allons donc, paresseuses ! cria-t-il à Stella et Béatrice, allez me chercher trente aunes de rubans couleur de feu ! J’attends ! — Et quand elles furent entrées dans le magasin, il ramassa le nœud cerise, et me le donna à la dérobée, en me disant tout bas : — Garde-le en mémoire de Béatrice ; mais si l’une ou l’autre est coquette avec toi, corrige-les et moque-toi d’elles. Je te demande cela comme à un frère.

Les préparatifs durèrent jusqu’au dîner, qui fut assez sérieux. On reprenait de la gravité devant les domestiques, qui portaient le deuil de l’ancien marquis sur leurs habits, faute de le porter dans le cœur. Et d’ailleurs, chacun pensait à son rôle, et M. de Balma disait une chose que j’ai toujours sentie vraie : les idées s’éclaircissent et s’ordonnent durant la satisfaction du premier appétit.

Au reste, on mangeait vite et modérément à sa table. Il disait familièrement que l’artiste qui mange est à moitié cuit. On savourait le café et le cigare, pendant que les domestiques levaient le couvert et effectuaient leur sortie finale des appartements et de la maison. Alors on faisait une ronde, on fermait toutes les issues. Le marquis criait : Mesdames les actrices, à vos loges ! On leur donnait une demi-heure d’avance sur les hommes ; mais Cécilia n’en profitait pas. Elle resta avec nous dans le salon, et je remarquai qu’elle causait tout bas dans un coin avec Célio. Il me sembla qu’au sortir de cet entretien, Célio était d’une gaieté arrogante, et Cécilia d’une mélancolie résignée ; mais cela ne prouvait pas grand’chose : chez lui, les émotions étaient toujours un peu forcées ; chez elle, elles étaient si peu manifestées, que la nuance était presque insaisissable.

À huit heures précises, la pièce commença. Je craindrais d’être fastidieux en la suivant dans ses détails, mais je dois signaler que, à ma grande surprise, Cécilia fut admirable et atroce de jalousie dans le rôle d’Elvire. Je ne l’aurais jamais cru ; cette passion semblait si ennemie de son caractère ! J’en fis la remarque dans un entr’acte.

— Mais c’est peut-être pour cela précisément, me dit-elle… Et puis, d’ailleurs, que savez-vous de moi ?

Elle dit ce dernier mot avec un ton de fierté qui me fit peur. Elle semblait mettre tout son orgueil à n’être pas devinée. Je m’attachai à la deviner malgré elle, et cela assez froidement. Boccaferri loua Célio avec enthousiasme ; il pleurait presque de joie de l’avoir vu si bien jouer. Le fait est qu’il avait été le plus froid, le plus railleur, le plus pervers des hommes. — C’est grâce à toi, dit-il à la Boccaferri ; tu es si irritée et si hautaine, que tu me rends méchant. Je me fais de glace devant tes reproches, parce que je me sens poussé à bout et prêt à éclater. Tiens ! ma vieille, tu devrais toujours être ainsi ; je reprendrais les forces que m’ôtent ta bonté et ta douceur accoutumées.

— Eh bien, répondit-elle, je ne te conseille pas de jouer souvent ces rôles-là avec moi : je t’y rendrais des points.