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LUCREZIA FLORIANI.

lontiers qu’il se sentait mourir chaque jour, et, dans cette pensée, il acceptait les soins de Salvator et lui cachait le peu de temps qu’il jugeait devoir en profiter. Il avait un grand courage extérieur, et s’il n’acceptait pas, avec l’insouciance héroïque de la jeunesse, l’idée d’une mort prochaine, il en caressait du moins l’attente avec une sorte d’amère volupté.

Dans cette persuasion, il se détachait chaque jour de l’humanité, dont il croyait déjà ne plus faire partie. Tout le mal d’ici-bas lui devenait étranger. Apparemment, pensait-il, Dieu ne lui avait pas donné mission de s’en inquiéter et de le combattre, puisqu’il lui avait compté si peu de jours à passer sur la terre. Il regardait cela comme une faveur accordée aux vertus de sa mère, et, quand il voyait la souffrance attachée comme un châtiment aux vices des hommes, il remerciait le ciel de lui avoir donné la souffrance sans la chute, comme une épreuve qui devait le purifier de toute la souillure du péché originel. Il s’élançait alors en imagination vers l’autre vie, et se perdait dans des rêves mystérieux. Au fond de tout cela, il y avait la synthèse du dogme catholique ; mais, dans les détails, son cerveau de poëte se donnait carrière. Car il faut bien le dire, si ses instincts et ses principes de conduite étaient absolus, ses croyances religieuses étaient fort vagues ; et c’était là l’effet d’une éducation toute de sentiment et d’inspiration, où le travail aride de l’examen, les droits de la raison et le fil conducteur de la logique n’étaient entrés pour rien.

Comme il n’avait suivi et approfondi par lui-même aucune étude, il s’était fait dans son esprit de grandes lacunes, que sa mère avait comblées, comme elle l’avait pu, en invoquant la sagesse impénétrable de Dieu et l’insuffisance de la lumière accordée aux hommes. C’était encore là le catholicisme. Plus jeune et plus artiste que sa mère, Karol avait idéalisé sa propre ignorance ; il avait meublé, pour ainsi dire, ce vide effrayant avec des idées romanesques ; des anges, des étoiles, un vol sublime à travers l’espace, un lieu inconnu où son âme se reposerait à côté de celles de sa mère et de sa fiancée : voilà pour le paradis. Quant à l’enfer, il n’y pouvait pas croire ; mais, ne voulant pas le nier, il n’y songeait pas. Il se sentait pur et plein de confiance pour son propre compte. S’il lui avait fallu absolument dire où il reléguait les âmes coupables, il eût placé leurs tourments dans les flots agités de la mer, dans la tourmente des hautes régions, dans les bruits sinistres des nuits d’automne, dans l’inquiétude éternelle. La poésie nuageuse et séduisante d’Ossian avait passé par là, à côté du dogme romain.

La main ferme et franche de Salvator n’osait interroger toutes les cordes de cet instrument subtil et compliqué. Il ne se rendait donc pas bien compte de tout ce qu’il y avait de fort et de faible, d’immense et d’incomplet, de terrible et d’exquis, de tenace et de mobile dans cette organisation exceptionnelle. Si, pour l’aimer, il lui eût fallu le connaître à fond, il y eût renoncé bien vite : car il faut toute la vie pour comprendre de tels êtres : et encore n’arrive-t-on qu’à constater, à force d’examen et de patience, le mécanisme de leur vie intime. La cause de leurs contradictions nous échappe toujours.

Un jour qu’ils allaient de Milan à Venise, ils se trouvèrent non loin d’un lac qui brillait au soleil couchant comme un diamant dans la verdure.

— N’allons pas plus loin aujourd’hui, dit Salvator, qui remarquait sur le visage de son jeune ami une fatigue profonde. Nous faisons de trop longues journées, et nous nous sommes épuisés hier, de corps et d’esprit, à admirer le grand lac de Côme.

— Ah ! je ne le regrette pas, répondit Karol, c’est le plus beau spectacle que j’aie vu de ma vie. Mais couchons où tu voudras, peu m’importe.

— Cela dépend de l’état où tu te trouves. Pousserons-nous jusqu’au prochain relais, ou bien ferons-nous un petit détour pour aller jusqu’à Iseo, au bord du petit lac ? Comment te sens-tu ?

— Vraiment, je n’en sais rien !

— Tu n’en sais jamais rien ! C’est désespérant ! Voyons, souffres-tu ?

— Je ne crois pas.

— Mais, tu es fatigué ?

— Oui, mais pas plus que je ne le suis toujours.

— Alors, gagnons Iseo ; l’air y sera plus doux que sur ces hauteurs.

Ils se dirigèrent donc vers le petit port d’Iseo. Il y avait eu une fête aux environs. Des charrettes, attelées de petits chevaux maigres et vigoureux, ramenaient les jeunes filles endimanchées, avec leur jolie coiffure de statues antiques, le chignon traversé par de longues épingles d’argent, et des fleurs naturelles dans les cheveux. Les hommes venaient à cheval, à âne ou à pied. Toute la route était couverte de cette population enjouée, de ces filles triomphantes, de ces hommes un peu excités par le vin et l’amour, qui échangeaient à pleine voix avec elles des rires et des propos fort joyeux, trop joyeux certainement pour les chastes oreilles du prince Karol.

En tout pays, le paysan qui ne se contraint pas et ne change pas sa manière naïve de dire, a de l’esprit et de l’originalité. Salvator, qui ne perdait pas un jeu de mots du dialecte, ne pouvait s’empêcher de sourire aux brusques saillies qui s’entre-croisaient sur le chemin, autour de lui, tandis que la chaise de poste descendait au pas une pente rapide inclinée vers le lac. Ces belles filles, dans leurs carrioles enrubannées, ces yeux noirs, ces fichus flottants, ces parfums de fleurs, les feux du couchant sur tout cela, et les paroles hardies prononcées avec des voix fraîches et retentissantes, le mettaient en belle humeur italienne. S’il eût été seul, il ne lui eût pas fallu beaucoup de temps pour prendre la bride d’un de ces petits chevaux, et pour se glisser dans la carriole la mieux garnie de jolies femmes. Mais la présence de son ami le forçait d’être grave, et, pour se distraire de ses tentations, il se mit à chantonner entre ses dents. Cet expédient ne lui réussit point, car il s’aperçut bientôt qu’il répétait, malgré lui, un air de danse qu’il avait saisi au vol d’un essaim de villageoises qui le fredonnaient en souvenir de la fête.

III.

Salvator avait réussi à garder son sang-froid, jusqu’à ce qu’une grande brune, passant à cheval, non loin de la calèche, jambe de çà, jambe de là, lui montra avec un peu trop de confiance son muscle rebondi surmonté d’une jarretière élégante. Il lui fut impossible de retenir une exclamation et de ne pas pencher la tête hors de la voiture, pour suivre de l’œil cette jambe nerveuse et bien tournée.

— Est-elle donc tombée ? lui dit le prince, apercevant sa préoccupation.

— Tombée quoi ? répondit le jeune fou ; la jarretière ?

— Quelle jarretière ? Je parle de la femme qui passait à cheval. Que regardes-tu ?

— Rien, rien, répliqua Salvator, qui n’avait pu s’empêcher de soulever son bonnet de voyage pour saluer cette jambe. Dans ce pays de courtoisie, il faudrait toujours avoir la tête nue. Et il ajouta, en se rejetant au fond de la voiture : « C’est fort coquet, une jarretière rose vif bordée de bleu-lapis. »

Karol n’était point pédant en paroles ; il ne fit aucune réflexion, et regarda le lac étincelant où brillaient, certes, de plus splendides couleurs que celles des jarretières de la villageoise.

Salvator comprit son silence et lui demanda, comme pour s’excuser à ses yeux, s’il n’était pas frappé de la beauté de la race humaine dans cette contrée.

— Oui, répondit Karol avec une intention complaisante : j’ai remarqué qu’il y avait par ici beaucoup de statuaire dans les formes. Mais tu sais que je ne m’y connais pas beaucoup.

— Je le nie ; tu comprends admirablement le beau, et je t’ai vu en extase devant des échantillons de la statuaire antique.

— Un instant ! il y a antique et antique ; j’aime le bel