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LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.

de Leporello Boccaferri, il leva la tête vers moi, statue, d’un air de nonchalante ironie, et je reconnus Célio Floriani en personne.

Savait-il qui j’étais ? Dans tous les cas, mon masque ne lui permettait guère de sourire à des traits connus, et, comme la pièce me paraissait engagée avec un merveilleux sang-froid, je gardai ma pose immobile.

Quand le premier effet de la surprise et de la joie se fut dissipé, car, bien que je ne visse pas la Boccaferri, j’espérais qu’elle n’était pas loin, je prêtai l’oreille à la scène qui se jouait, afin de ne pas la faire manquer. Mon rôle n’était pas difficile, puisque je n’avais qu’un geste à faire et un mot à dire, mais encore fallait-il les placer à propos.

J’avais cru, d’après le chœur, où, faute d’instruments, des voix charmantes remplaçaient les combinaisons harmoniques de l’orchestre, qu’il s’agissait de l’opéra de Mozart rendu d’une certaine façon ; mais le dialogue parlé de Célio et de Boccaferri me fit croire qu’on jouait la comédie de Molière en italien. Je la savais presque par cœur en français ; je ne fus donc pas longtemps à m’apercevoir qu’on ne suivait pas cette version à la lettre, car dona Anna, vêtue de noir, traversa le fond du cimetière, s’approcha de moi comme pour prier sur ma tombe, puis, apercevant deux promeneurs, elle se cacha pour écouter. Cette belle dona Anna, costumée comme un Velasquez, était représentée par Stella. Elle était pâle et triste, autant que son rôle le comportait en cet instant. Elle apprit là que c’était don Juan qui avait tué son père, car le réprouvé s’en vanta presque, en raillant le pauvre Leporello qui mourait de peur. Anna étouffa un cri en fuyant. Leporello répondit par un cri d’effroi, et déclara à son maître que les âmes des morts étaient irritées de son impiété ; que, quant à lui, il ne traverserait pas cet endroit du cimetière, et qu’il en ferait le tour extérieur plutôt que d’avancer d’un pas. Don Juan le prit par l’oreille et le força de lire l’inscription du monument du Commandeur. Le pauvre valet déclara ne savoir pas lire, comme dans le libretto de l’opéra italien. La scène se prolongea d’une manière assez piquante à étudier, car c’était un composé de la comédie de Molière et du drame lyrique mis en action et en langage vulgaire, le tout compliqué et développé par une troisième version que je ne connaissais pas et qui me parut improvisée. Cela faisait un dialogue trop étendu et parfois trop familier pour une scène qui se serait jouée en public, mais qui prenait là une réalité surprenante, à tel point que la convention ne s’y sentait plus du tout par moments, et que je croyais presque assister à un épisode de la vie de don Juan. Le jeu des acteurs était si naturel et le lieu où ils se tenaient si bien disposé pour la liberté de leurs mouvements, qu’ils n’avaient plus du tout l’air de jouer la comédie, mais de se persuader qu’ils étaient les vrais types du drame.

Cette illusion me gagna moi-même quand je vis Leporello m’adresser l’invitation de son maître, et montrer à mon inflexion de tête une terreur non équivoque. Jamais tremblement convulsif, jamais contraction du visage, jamais suffocation de la voix et flageolement des jambes n’appartinrent mieux à l’homme sérieusement épouvanté par un fait surnaturel. Don Juan lui-même fut ému lorsque je répondis à son insolente provocation par le oui funèbre. Un coup de tamtam dans la coulisse et des accords lugubres faillirent me faire tressaillir moi-même. Don Juan conserva la tête haute, le corps raide, la flamberge arrogante retroussant le coin du manteau ; mais il tremblait un peu, sa moustache blonde se hérissait d’une horreur secrète, et il sortit en disant : « Je me croyais à l’abri de pareilles hallucinations ; sortons d’ici ! » il passa devant moi en me toisant avec audace ; mais son œil était arrondi par la peur, et une sueur froide baignait son front altier. Il sortit avec Leporello, et le rideau se referma pendant que les esprits reprenaient le chœur du commencement de la scène :

Di rider finirai, etc.

Aussitôt dona Anna vint me prendre par la main, et m’aidant à me débarrasser du masque, elle me conduisit au bord du rideau, en me disant de regarder avec précaution dans la salle. Le parterre de cette salle, qui n’était garni que d’une douzaine de fauteuils, d’une table chargée de papiers et d’un piano à queue, devenait, dans les entr’actes, le foyer des acteurs. J’y vis le vieux Boccaferri s’éventant avec un éventail de femme, et respirant à pleine poitrine comme un homme qui vient d’être réellement très-ému. Célio rassemblait des papiers sur la table ; Béatrice, belle comme un ange, en costume de Zerlina, tenait par la main un charmant garçon encore imberbe, qui me sembla devoir être Masetto. Un cinquième personnage, enveloppé d’un domino de bal, qui, retroussé sur sa hanche, laissait voir une manchette de dentelle sur un bas de soie noire, me tournait le dos. C’était la troisième prétendue demoiselle de Balma, la sourde, costumée en Ottavio, qui m’avait intrigué dans le jardin ; mais était-ce là Cécilia ? Elle me paraissait plus grande, et cette tournure dégagée, cette pose de jeune homme, ne me rappelaient pas la Boccaferri, à laquelle je n’avais jamais vu porter sur la scène les vêtements de notre sexe.

J’allais demander son nom à Stella, lorsque celle-ci mit le doigt sur ses lèvres et me fit signe d’écouter,

— Pardieu ! disait Boccaferri à Célio, qui lui faisait compliment de la manière dont il avait joué, on aurait bien joué à moins ! J’étais mort de peur, et cela tout de bon ; car je n’avais pas vu la statue à la répétition d’hier, et quoique j’aie coupé et peint moi-même toutes les pièces d’armure, je ne me représentais pas l’effet qu’elles produisent quand elles sont revêtues. Salvator posait dans la perfection, et il a dit son oui avec un timbre si excellent, que je n’ai pas reconnu le son de sa voix ; et puis, dans ce costume, il me faisait l’effet d’un géant. Où est-il donc cet enfant, que je le complimente ? Boccaferri se retourna brusquement, et vit derrière lui le jeune homme auquel il s’adressait, occupé à mettre du rouge pour faire le personnage de Masetto. — Eh bien ! quoi ? s’écria Boccaferri, tu as déjà eu le temps de changer de costume ?

— Comment, mon vieux, répondit le jeune homme, tu crois que c’est moi qui ai fait la statue ? Tu ne te souviens pas de m’avoir vu dans la coulisse au moment où tu es revenu tomber à genoux, comme voulant fuir (au plus beau moment de ta frayeur !), et que tu m’as dit tout bas : Cette figure de pierre m’a fait vraiment peur !

— Moi, je t’ai dit cela ? reprit Boccaferri stupéfait, je ne m’en souviens pas. Je te voyais sans te voir ; je n’avais pas ma tête. Oui, j’ai eu réellement peur. Je suis content, notre essai réussit, mes enfants ; voilà que l’émotion nous gagne. Pour moi, c’est déjà fait ; et quand vous en serez tous là, vous serez tous de grands artistes !…

— Mais, vieux fou, dit Célio en souriant, si ce n’était pas Salvator qui faisait la statue, qui était-ce donc ? Tu ne te le demandes pas ?

— Au fait, qui était-ce ? Qui diable a fait cette statue ? Et Boccaferri se leva tout effrayé en promenant des yeux hagards autour de lui.

— Le bonhomme est très-impressionnable, me dit Stella ; il ne faudrait pas pousser plus loin l’épreuve. Nommez-vous avant de vous montrer.

X.

OTTAVIO.

— Maître Boccaferri ! criai-je en ouvrant doucement le rideau, reconnaissez-vous la voix du Commandeur ?

— Oui, pardieu ! je reconnais cette voix, répondit-il ; mais je ne puis dire à qui elle appartient. Mille diables ! il y a ici ou un revenant, ou un intrus ; qu’est-ce que cela signifie, enfants ?

— Cela signifie, mon père, dit Ottavio en se retournant et en me montrant enfin les traits purs et nobles de la Cécilia, que nous avons ici un bon acteur et un bon ami de plus. Elle vint à moi en me tendant la main. Je m’élançai d’un bond dans l’emplacement de l’orchestre ;