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nature[1]. » Je ne saurais mieux comparer les écrits de Méré qu’à ceux de Castiglione, auteur du livre du Courtisan (Cortegiano). Celui-ci a fait le code de l’homme de cour, l’autre a fait celui de l’honnête homme.

Honnête homme, au xviie siècle, ne signifiait pas la chose toute simple et toute grave que le mot exprime aujourd’hui. Ce mot a eu bien des sens en français, un peu comme celui de sage en grec. Aux époques de loisir, on y mêlait beaucoup de superflu ; nous l’avons réduit au strict nécessaire. L’honnête homme, en son large sens, c’était l’homme comme il faut, et le comme il faut, le quod decet, varie avec les goûts et les opinions de la société elle-même. L’abbé Prevost est peut-être le dernier écrivain qui, dans ses romans, ait employé le mot honnête homme précisément dans le beau sens où l’employaient, au xviie siècle, M. de La Rochefoucauld et le chevalier de Méré. Lorsque Voltaire disait en plaisantant :

Nos voleurs sont de très-honnêtes gens,
Gens du beau monde…[2],

il détournait déjà un peu le sens et le parodiait, en lui ôtant l’acception solide qui, au xviie siècle, n’était pas séparable de l’acception légère. C’est ainsi que Bautru, dès longtemps, avait dit, en jouant sur le mot, qu’honnête homme et bonnes mœurs ne s’accordoient guère ensemble ; franche saillie de libertin ! L’honnête homme alors n’était pas seulement, en effet, celui qui savait les agréments et les bienséances, mais il y entrait aussi un fonds de mérite sérieux, d’honnêteté réelle qui, sans être la grosse probité bourgeoise toute pure, avait pourtant sa part essentielle jusque sous l’agrément ; le tout était de bien prendre ses mesures et de combiner les doses ; les vrais honnêtes gens n’y manquaient pas.
  1. Discours de la Conversation.
  2. L’Enfant prodigue, acte III, scène II.