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XXII

On a besoin de renouveler, de rafraîchir perpétuellement son observation et sa vue des hommes, même de ceux qu’on connaît le mieux et qu’on a peints, sans quoi l’on court risque de les oublier en partie et de les imaginer en se ressouvenant. – Nul n’a droit de dire : « Je connais les hommes. » Tout ce qu’on peut dire de juste, c’est : « Je suis en train de les connaître. »

XXIII

Assembler, soutenir et mettre en jeu à la fois dans un instant donné le plus de rapports, agir en masse et avec concert, c’est là le difficile et le grand art, qu’on soit général d’armée, orateur ou écrivain. Il y a des généraux qui ne peuvent assembler et manœuvrer plus de dix mille hommes, et des écrivains qui ne peuvent manier qu’une ou tout au plus deux idées à la fois.

Il y a des écrivains qui ressemblent au maréchal de Soubise dans la guerre de Sept Ans : quand il avait toutes ses troupes rassemblées sous sa main, il ne savait qu’en faire, et il les dispersait de nouveau pour mieux se faire battre. Je connais ainsi des écrivains qui, avant d’écrire, congédient la moitié de leurs idées, et qui ne savent les exprimer qu’une à une : c’est pauvre. C’est montrer qu’on est embarrassé de ses ressources mêmes.

XXIV

L’homme ne fait jamais, en définitive, que ce à quoi il est obligé. Ceux qui ont la parole si prompte et si sûre sont tentés de rester un peu superficiels et de ne pas creuser les pensées.

Ceux qui, en tout sujet, ont par l’éloquence une grande route toujours ouverte, se croient dispensés de fouiller le pays.