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ne lui laissât rien ignorer. M. d’Aumont même se recordait à cet avis, car M. de Bouillon parlait plus fort, et c’est toujours ce qui entraîne les sots. J’étais le plus jeune, et, outre le peu de désir que j’avais de parler, ma jeunesse m’interdisait de donner mon avis sans qu’on me le demandât. Je fus interpellé, et je dis que je ne mettais point en doute que, si le roi apprenait qu’il avait la petite vérole, cette nouvelle ne fût pour lui le coup de la mort. Je parlai de sa peur, de sa faiblesse, que je donnai pour motif de mon opinion, et je conclus avec fermeté à ce qu’on ne lui dit pas. On verra bien aisément que je donnais l’avis qui était le moins selon mes désirs ; mais il était selon ma conscience, et j’aurais été coupable de soutenir celui de M. de Bouillon, dont pourtant je désirais l’exécution, puisqu’en donnant au roi la certitude qu’il avait une maladie aussi dangereuse, il le déterminait à recevoir les sacrements et à renvoyer tout cet odieux tripot, toute cette infâme et honteuse clique. D’ailleurs, je trouvais, au dedans de moi, assez juste que le roi, qui n’avait jamais dans sa vie goûté plus délicieusement aucun plaisir que celui d’inquiéter tous les gens qui l’entouraient sur leur santé, de leur annoncer la mort future ou prochaine, savourât d’avance, à son tour, la sienne, et se minât d’inquiétude. Je vis mon avis prévaloir, non sans regret, mais sans remords, et j’en aurais eu beaucoup de ne l’avoir pas donné, quoiqu’encore une fois je fusse très-contrarié de le voir suivi. Il fut donc décidé qu’on ne parlerait point au roi du caractère de sa maladie, qu’on ne la lui nommerait point, mais qu’on ne l’empêcherait pourtant pas de la deviner, si le traitement qu’on lui ferait et les boutons qui se multiplieraient lui en donnaient connaissance.

Cependant la joie qu’avaient eue MM. de Bouillon et d’Aumont, en apprenant que le roi avait la petite vérole, ne dura pas longtemps. Leur espérance ou plutôt leur certitude d’une guérison prochaine ne tarda pas à s’évanouir, et ils s’aperçurent, après quelques moments de réflexion, qu’un vieillard de plus de soixante ans, qui a la petite vérole, ne se porte pas bien, et est dans quelque danger. D’ailleurs, l’état du roi était même plus fâcheux que ne l’est communément à cette époque celui de ceux qui ont cette maladie. Son affaissement continuait ; il se plaignait de