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tiendront quelque place dans ce récit. Il est de cette lâche espèce d’hommes qui n’ont pas même le courage d’être bas et vils pour leurs intérêts, et dont la platitude est toujours au service de celui qui a l’apparence de la faveur.

Cependant il était trois heures, et personne n’avait encore pu pénétrer chez le roi. On n’en savait qu’imparfaitement des nouvelles, et par celles qui transpiraient on jugeait le roi seulement incommodé d’une légère indisposition. Mme  Dubarry en avait fait part à M. d’Aiguillon, qui était à Versailles, et avait, d’après ses conseils, formé le projet de faire rester le roi à Trianon tant que durerait cette incommodité. Elle passait par ce moyen plus de temps seule auprès de lui, et plus que tout encore elle satisfaisait son aversion contre M. le Dauphin, Mme  la Dauphine et Mesdames, en écartant le roi d’eux, et rendait vis-à-vis de lui leur conduite embarrassante. L’incertitude où était Lemonnier de la suite de cette incommodité, l’embarras dont était dans une chambre aussi petite le service du roi, le scandale et l’indécence dont ce séjour prolongé devait être, rien ne pouvait déranger Mme  Dubarry de ce projet déraisonnable et indécent, conçu pour narguer la famille royale. M. d’Aumont s’y prêtait de toute sa bassesse, et n’avait même mandé à personne l’état du roi, pour faciliter à cette femme le parti qu’elle voudrait prendre. La famille royale n’en était même pas instruite par lui, mais elle l’était d’ailleurs ; et n’osant pas venir, comme elle l’aurait voulu, pénétrer dans son intérieur pour savoir de ses nouvelles, elle se bornait à désirer qu’on le déterminât à revenir à Versailles. La Martinière[312], sur la nouvelle de l’incommodité du roi, qui s’était répandue, avait accouru à Trianon, et y trouva le parti pris d’y faire rester le roi jusqu’à sa parfaite guérison, que l’on jugeait devoir être dans deux ou trois jours, cette incommodité n’étant alors jugée qu’une forte indigestion. Quelque désir qu’eût Lemonnier de faire revenir le roi à Versailles, il n’avait pas la force de s’opposer à la volonté de Mme  Dubarry. Sa position, et plus encore son caractère, l’engageaient à tout ménager, et, ne voulant rien mettre contre lui, il ne pouvait pas avoir cette conduite franche et assurée, cette décision ferme et inébranlable qu’a l’honnêteté désin-