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pour tout le monde, M. Cousin les a heureusement purgés de quelques expressions trop spéciales, et qui sentaient l’école. Les premiers Fragments philosophiques n’étaient pas entièrement exempts de cette manière. On éprouvait quelquefois un regret, lorsqu’on lisait M. Cousin dans ces divers essais de sa jeunesse et qu’on avait l’honneur de le connaître : cet esprit si libre, si étendu, si dégagé des formes, n’était pas de tout point représenté dans ces expositions premières ; je ne sais quel mélange d’école y nuisait. La publication présente a des portions considérables qui satisfont à un de nos vœux les plus anciens et les plus chers : le talent littéraire de M. Cousin s’y déploie sans rien s’imposer qui le contrarie.

Il y a quelques écrivains de notre temps, en très-petit nombre qui ont un don bien rare, ou plutôt une heureuse incapacité : ils ont beau écrire en courant et improviser, ils ne sont jamais en danger de rien rencontrer qui soit contre le goût et le génie de la langue. Aucun de ces mots, aucune de ces formes si aisément habituelles de nos jours, ne se présente sous leur plume ; il semble vraiment qu’ils auraient, pour les trouver, à faire autant d’efforts que d’autres en devraient mettre à les éviter. Qu’il y a peu d’écrivains pareils ! dira-t-on. J’en citerai pourtant. Dans la presse quotidienne, tel était Carrel, plume toujours française et d’une netteté certaine, si rapide, si enflammée qu’elle fût. Pourquoi ne dirai-je pas que, tout à côté d’ici[1], la plume excellente de notre ami M. de Sacy est, à sa manière, douée de qualités littéraires également fermes et sûres ? il peut laisser courir son expression de chaque jour, aucune ambiguïté suspecte ne viendra s’y mêler : en parlant sa langue forte et saine, il ne fait que parler celle de sa maison (gentilitium hoc illi, disait Pline le Jeune). Eh bien ! M. Cousin de même, dans l’ordre oratoire ou dans les développements de l’écrivain,

  1. Dans le Journal des Débats où j’écrivais cet article.