Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/470

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’était le moment où s’imprimait Manon Lescaut. Remarquez bien que l’exact Berlinois n’a gardé d’en parler, tandis qu’il s’étend sur les mérites scientifiques et métaphysiques de l’abbé Prevost, et sur un livre soi-disant sérieux dont on ne sait même plus s’il a jamais été achevé. Les contemporains, surtout les plus gens de poids et les plus appliqués, ne laissent pas d’être sujets à ces petites bévues-là.

En revanche, celui-ci nous apprend encore que Prevost s’est donné le plaisir, dans ses Mémoires d’un Homme de qualité, de faire des portraits de ses anciens confrères de Saint-Maur, et de les loger dans la bibliothèque du monastère de Saint-Laurent à l’Escurial. Il est dommage qu’on n’ait pas la clef des noms, mais on sent bien que le romancier peint ici d’après ses souvenirs. Ce supérieur général, grossier, sans naissance, sans mérite, aux manières dures, et qui ne fait nul cas des savants parce qu’il ignore jusqu’aux premiers éléments des sciences, n’est autre peut-être que celui à qui Prévost adressait cette lettre railleuse et à demi menaçante en partant ; je le soupçonne fort d’être le général de la Congrégation de Saint-Maur, dom Alidon en personne. Les autres portraits qui suivent, plus fins, plus nuancés et assaisonnés de malice, sont évidemment d’après nature. Le père Erasmos, qui unit en lui deux hommes si divers, si dissemblables, tour à tour savant aimable et moine bourru, nous apparaît plein de vie dans sa singularité ; de tels originaux se copient et ne s’inventent pas. Tout à côté on rencontre le père Tirman, qui a de l’esprit et de l’érudition ; « mais, comme il n’a pas la tête des plus fortes, on craint qu’à force de la charger la

    les anecdotes sur l’abbé Prevost qui se trouvent au tome III, page 149 et suiv. des Mélanges historiques, satiriques... de Bois-Jourdain. On y voit qu’il fut un moment arrêté à cause d’une mauvaise affaire qui lui arriva étant en Angleterre. On y trouve ce petit portrait de l’homme au physique : « Ce moine défroqué est toujours habillé comme un officier de cavalerie. Il a un extérieur sage, modeste et prévenant. »