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Je conserve toujours chèrement la mémoire de mes anciens amis, et je suis en Hollande le même qu’à Paris à l’égard de tous ceux à qui je dois de l’estime et de la reconnoissance. Je souhaiterois, par le même principe, qu’ils conservassent aussi pour moi quelque chose de leur ancienne amitié. Vous êtes, mon Révérend Père, un de ceux que je serois le plus ravi de voir dans ces sentiments. Je n’ai jamais pensé là-dessus de deux façons, et M. le docteur Walker a pu vous rendre témoignage que j’ai célébré mille fois votre mérite dans les meilleures compagnies de Londres avec tout le zèle qu’inspirent la vérité et l’amitié. Je fais la même chose en Hollande, où j’ai l’avantage d’être vu aussi de fort bon œil de tout ce qu’il y a de personnes de distinction. On y attend impatiemment votre Origène, et je vous assure que, dans le grand nombre de lieux où j’ai quelque accès, la moitié de sa réputation y est déjà bien établie. J’ai toujours été persuadé, mon Révérend Père, qu’on ne risque rien à vous louer beaucoup, et que les effets ne peuvent que faire honneur à mon jugement quand votre ouvrage paraîtra. En attendant, s’il y avoit quelque chose en quoi je pusse vous rendre mes services, soit ici, soit en Angleterre, où j’ai toujours d’étroites relations, je vous offre mes soins avec une sincérité qui se fera connoître encore mieux dans l’occasion. Je les offre de même à vos amis, qui ont été autrefois les miens, à dom Lemerault, à dom Thuillier, et je les prie de croire qu’il n’entre que de l’estime et de l’affection dans mes offres. C’est avec beaucoup de chagrin que je me suis vu privé ici du plaisir de voir dom Thuillier. Je n’appris son arrivée qu’après son départ, et je fus très-affligé d’entendre dire à plusieurs personnes qu’il étoit parti avec l’opinion que j’avois évité à dessein de lui parler et de le voir. Le Ciel m’est témoin que c’eût été pour moi une très-vive satisfaction, et que j’ai fort regretté de l’avoir perdue. Quelle raison aurois-je eue de le fuir ? Je vis, grâce au ciel, sans reproche ; tel en Hollande qu’à Paris, point dévot, mais réglé dans ma conduite et dans mes mœurs, et toujours inviolablement attaché à mes vieilles maximes de droiture et d’honneur. J’espère les conserver jusqu’au tombeau. Qu’on me rende un peu de justice, on conviendra que je n’étois nullement propre à l’état monastique, et tous ceux qui ont su le secret de ma vocation n’en ont jamais bien auguré. S’il y a quelque chose à me reprocher, c’est d’avoir rompu mes engagements ; mais est-on bien sûr que j’en aie jamais pris d’indissolubles ? Le Ciel connoît le fond de mon cœur, c’en est assez pour me rendre tranquille. Si les hommes le connoissoient comme lui, ils sauroient que de malheureuses affaires m’avoient conduit au noviciat comme dans un asile, qu’elles ne me permirent