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société et dans les richesses d’esprit de la France. Il y a plus : par sa noble conduite dans une conspiration chétive, elle aura désormais une ligne dans toute histoire. Combien d’hommes politiques qui se croient de grands hommes, et qui s’agitent toute leur vie, n’en obtiendront pas tant !

Cette satisfaction tardive, ce triomphe posthume furent achetés bien cher sans doute. La correspondance de Mme  de Staal avec Mme  du Deffand trahit les misères du fond sous la forme toujours agréable ; on y suit l’habitude de l’esprit et l’ironique gaieté persistant à travers une existence sans plaisir et comblée d’ennui. Les scènes railleuses où apparaissent Mme  du Châtelet et Voltaire jettent au passage une variété pleine d’éclat. Cette correspondance est la vraie conclusion des Mémoires. Quoi qu’en ait dit un critique (Fréron), Mme  de Staal a bien fait de ne pas les prolonger et de ne pas s’étendre sur les années finissantes. Il est un degré d’expérience et de connaissance du fond, passé lequel il n’y a plus d’intérêt à rien, pas même au souvenir ; il faut se hâter, à cet endroit-là, de tirer la barre, et fermer à jamais le rideau. Qu’aurait-on dorénavant à dire au monde, là où l’on en est à se dire à soi-même : « De quoi peut-on véritablement se soucier quand on y regarde de près ? Nous ne devons nos goûts qu’à nos erreurs. Si nous voyions toujours les choses telles qu’elles sont, loin de nous passionner pour elles, à peine en pourrions-nous faire le moindre usage. » C’est ce qu’écrivait Mme  de Staal dans l’intimité, et en ses meilleurs jours elle ajoutait : « Ma santé est assez bonne, ma vie douce, et, à l’ennui près, je suis assez bien. Cet ennui consiste à ne rien voir qui me plaise, et à ne rien faire qui m’amuse ; mais quand le corps ne souffre pas et que l’esprit est tranquille, on doit se croire heureux[1]. »

Un jour, après sa sortie de la Bastille et avant de s’être tout à fait résignée au joug, Mlle  Delaunay avait projeté de

  1. Lettres au marquis de Silly.